La cour de Saint Omer, bourgade du nord de la France, apparaît si exiguë qu’elle se vêtit d’emblée d’un cachet intime, se révélant comme un théâtre de la proximité des regards et des corps, où une logique de contiguïté semble recouvrir toute prétention à la distance que présuppose le cadre juridique. S’effritent lentement les dispositifs d’objectivité légale qui présument possible de repêcher une vérité par l’examen minutieux des discours, au profit d’un portrait où le tribunal se fait la scène d’une réécriture du réel en roman, réflexion tout adaptée à ce premier bond dans la fiction pour la documentariste Alice Diop.
Au sein de ce tribunal se distinguent deux figures : dans le box de l’accusée, on retrouve Laurence Coly (Guslagie Malanda), une étudiante en philosophie, immigrante sénégalaise ayant tué son enfant en le délaissant sur la plage du village côtier de Berck sur Mer dans l’attente que la marée l’emporte ; puis observant la cour un cahier à la main, enregistrant subrepticement quelques-unes des conversations sur son téléphone, une romancière et professeure de littérature, Rama (Kayije Kagame), assiste au procès avec l’intention d’adapter l’histoire dans son prochain livre. Les postures des deux femmes forment aussitôt un diptyque complémentaire : l’une portera la parole, l’autre le regard.
Saint Omer trace ainsi le portrait d’une constellation scopique qui installe en son centre la silhouette de Laurence et qui conçoit comme son point de fuite celle de Rama, homologue de l’observation spectatoriale de même qu’émule de la cinéaste, qui avait elle-même assisté en 2016 au procès de Fabienne Kabou, ici mis en fiction. Tour à tour se présentent à la barre le père de l’enfant, la mère de Laurence, puis sa professeure de philosophie, et chaque segment où se déplie en temps réel le mécanisme légal forme un portrait dont la force première se situe dans sa capacité à refuser les avenues classiques du film juridique, en écartant brillamment la question de la culpabilité de l’accusée. Elle avoue d’emblée avoir commis le geste, mais se retrouve pourtant incapable d’expliquer son motif. « J’espère que ce procès pourra me l’apprendre », dit-elle.
:: Kayije Kagame [Srab Films]
Ce n’est pas un hasard si l’une des premières scènes nous montre Rama récitant en classe des passages du scénario écrit par Duras d’Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959). Les deux films explorent l’incommensurabilité des expériences en s’attardant à ce qui reste toujours partiel dans la compréhension d’un récit de vie. Chez Duras et Resnais, la proximité amoureuse d’un architecte japonais dont la famille avait été décimée par la bombe, puis d’une actrice française soumise à la tonte après avoir entretenu une relation amoureuse avec un soldat allemand soulignait paradoxalement leur distance. Il disait : « Tu n’as rien vu à Hiroshima. » Elle répondait : « J’ai tout vu. Tout. » Comment observer les contours d’une empathie au-delà d’un entendement qui pardonne, efface, fait taire ? Puis se devine aussi par la bande une autre référence tue, peut-être par sa trop grande évidence : celle du Sublime forcément sublime de Duras, notoire chronique inspirée de l’affaire Villemin où l’autrice avait institué Christine V., mère de l’enfant retrouvé noyé en 1984, en figure tutélaire d’une oppression genrée et d’une maternité insoutenable, bien qu’elle n’ait jamais été inculpée pour le crime.
Or, Diop emprunte une avenue opposée en s’intéressant plutôt à ce qui reste inexplicable dans le geste infanticide de Coly. D’emblée l’accusée apparaît comme une figure opaque, incompréhensible pour les médias français qui ne peuvent l’examiner que par le biais d’un regard fétichisant qui nomme « fascinant » les supposées contradictions dans le fait qu’une femme noire s’exprime dans un français impeccable, qu’une étudiante souhaitant débuter une recherche sur Wittgenstein postule tout à la fois être victime de sorcellerie. Il n’est donc jamais question d’instiguer Coly en figure de martyre, mais d’exposer le désir sous-jacent de rendre son histoire intelligible par la simplification ou la présupposition. Ainsi le film découpe ses déclamations par des silences, des moments de répit, de souffle. C’est qu’il existe de ces mouvements pour lesquels la parole est insuffisante, et que « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » [1] Mais c’est aussi à l’intérieur même de ces omissions que Saint Omer se permet de lier Laurence à Rama, générant en cette dernière des échos qui l’obligent à confronter ses propres tensions familiales.
Diop déploie une suite de logiques d’enchâssement, d’abord dans le postulat qu’« une mère et son enfant sont ainsi imbriqués, l’un dans l’autre, de manière inextricable », tel que le clame l’avocate de Coly dans son discours de clôture, puis dans la manière dont les récits de ses protagonistes interagissent comme deux réflexions dissemblables. Si le procès est l’occasion où s’affiche la violence d’une réécriture qui tente de tout comprendre, d’effacer le réel par son interprétation, il s’agit tout autant du moment où se développe un lien tacite qui permet de se lier à l’histoire de l’autre, de réussir à s’y voir en biais, tout en s’efforçant de conserver l’intégrité de celle qui se voit observée.
Dans une scène clé, Laurence Coly renvoie à Rama son regard, lui sourit, la laissant bouleversée. La relation entre un sujet observant et l’objet de sa contemplation s’y trouve renversée. Quelques instants plus tard, dans sa chambre d’hôtel, Rama sanglote dans les bras de son amoureux : « J’ai peur d’être comme elle. » Mais alors qu’il lui demande « Comme qui ? », nos attentes sont détournées : « Comme ma mère. » Emphase sur la distance qui coexiste avec la proximité, comme par le lien familial qui dans les creux de l’exil peut habiter l’écart, le retrait. Par ces bonds, sous le poids des omissions ou dans l’obligation d’une écoute, Diop crée avec Saint Omer un film-monde, non pas parce qu’il porte un désir de tout vouloir englober et expliciter, mais par le génie même de ses retenues qui permettent de s’y glisser.
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