DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Tár (2022)
Todd Field

Vitriol et musique classique

Par Christophe Huss

Le film Tár de Todd Field est un poison. C’est aussi une cible ou un terrain de jeu idéal pour des railleries de tout acabit. La présence de Cate Blanchett, qui plus est assortie d’un prix d’interprétation à la 79e Mostra de Venise, concentre sur ce film une attention très inhabituelle pour un long métrage dont le cadre est la musique classique et son milieu.

Phénomène très intéressant : la sortie de Tár en Amérique du Nord, à l’automne, a précédé de quelques mois l’arrivée dans les salles européennes, avec, à la clé, des types de réactions très variés. Sur notre continent, certains ont cru y voir une allégorie de #MeToo dans le milieu du cinéma, comme si ce dernier avait besoin de faux-semblants, alors que d’autres (le New Yorker) en dénonçaient la « lesbophobie », selon, entre autres, des raisonnements d’une délicieuse tartufferie, selon laquelle les femmes de pouvoir seraient incapables des coups bas et manigances dont useraient les hommes en pareille position.

Où va-t-on chercher tout cela ? C’est un film, une fiction ! Si l’on avait mis un chef mâle poursuivant de ses assiduités une violoncelliste, cela aurait été un documentaire, pas un film…

Désormais, alors que Tár se dévoile en France, Grande-Bretagne, Allemagne, la levée de boucliers est autre : une partie du milieu musical, chatouillé par Tár, rue dans les brancards et fait aiguiser les plumes à ses plus fidèles relais médiatiques paraphrasant Louis de Funès, alias Stanilas Lefort, dans la scène d’ouverture de La Grande Vadrouille (Gérard Oury, 1966) face à l’Orchestre de l’Opéra de Paris : « Messieurs, ce n’est pas mauvais ; c’est très mauvais ! ». Le danger ? Mais il faut faire croire que la musique classique c’est pur et distingué, ma chère. Mais le scénariste et réalisateur Todd Field a bien raison ; c’est « cradot » et c’est cradot à ce point-là.

Alors, qu’est-ce que Tár ? Un film sur l’ascension des femmes à la direction des orchestres ? Pas du tout.

Pour cela il aurait pu y avoir La chef dorchestrede la cinéaste néerlandaise Maria Peters en mars 2021, biopic sur Antonia Brico qui s’est hélas transformé en bluette. Pour cela, on attend désormais, en 2023, pas moins de trois films : Divertimento de Marie-Castille Mention-Schaar, sur l’histoire vraie de la musicienne algérienne Zahia Ziouani ; Ethel, un projet de Sphères Films (Montréal) sur Ethel Stark, qui fonda un orchestre de femmes au début du XXe siècle, un long métrage écrit par Celeste Parr confié à Aisling Walsh avec Shira Haas dans le rôle-titre, et Les Jours heureux de Chloé Robichaud avec Sophie Desmarais dans le rôle principal et Yannick Nézet-Séguin comme conseiller musical.

Tár est le contraire d’un film sur l’ascension des femmes au cœur de l’ex-chasse gardée des podiums. C’est un regard sur la fragilité du statut de célébrité à l’ère médiatique ouverte des réseaux sociaux et, surtout, comme d’aucuns l’ont compris depuis début janvier, un miroir sans concessions du monde de la musique classique à la manière de Mozart in the Jungle, cette série télévisée de 4 saisons, basée sur la nouvelle Mozart in the Jungle: Sex, Drugs, and Classical Music de Blair Tindall, couronnée d’un Golden globe, avec Gael García Bernal. Voilà donc Tár, un Mozart in the Jungle géant et vitriolé, bien plus cynique et cruel.

Lydia Tár a accédé au poste de chef du Philharmonique de Berlin et va en redescendre vertigineusement parce qu’on l’accuse d’avoir provoqué par des manœuvres de coulisses le suicide d’une ancienne protégée. On peut certes arguer que la partie « chute » du scénario est expédiée ou bâclée. Mais elle est surtout elliptique. Il n’est d’ailleurs jamais dit, au fond, ce qui provoque vraiment la chute de Tár. L’affaire du suicide ou le montage truqué éhonté de ses propos lors d’une classe de maître à Juilliard qui lui font dire des insanités racistes et la montre en harceleuse.


:: Cate Blanchett et Zethphan D. Smith-Gneist [Focus Features]

Or cette scène de classe de maître est un moment clé béni du film, qui décrit plusieurs idéaux de la cheffe d’orchestre et la voit « blaster » un étudiant noir qui lui dit refuser de jouer du Bach parce qu’« en tant que personne pangenre il ne peut pas prendre sa musique au sérieux » et que les « mâles blancs, compositeurs cisgenres ce n’est pas [son] truc ».

« Ne soyez pas si pressé de vous offusquer », lui rétorque Tár avant de le « casser » plus violemment que Brice de Nice. La scène est évidemment montée en épingle par tous ceux qui, de diverses manières, s’en prennent au film.

Mais cette scène n’a rien d’anecdotique et c’est dans ces moments que le film devient, au fond, assez étrange : le scénario est tellement cliniquement précis sur les courants qui agitent la musique classique qu’on se demande quel public il vise. Field décrit donc ici un émule de Philipp Ewell, quasi caricature du « mouvement » woke appliqué à la musique, un musicologue américain qui parle de Beethoven et de Mozart comme de compositeurs « médiocres ». Dans le dîner qui précède cette classe de maître, Lydia Tár dîne face à M. Kaplan, un sosie de Gilbert Kaplan, le riche homme d’affaires qui dirige Mahler et le journaliste qui fait face à la cheffe dans la scène d’ouverture est le critique du New Yorker Adam Gopnik dans son propre rôle.

Lorsque le spectateur est un connaisseur du milieu, il s’aperçoit bien vite que faire de Lydia Tár une cheffe lesbienne est une licence narrative bien confortable pour dénoncer des travers masculins. Cela dit, il n’y a rien de plus périlleux pour un film que de traiter de musique classique. D’aucuns vont être prompts à critiquer la gestique de Cate Blanchett lorsqu’elle dirige (elle le fait pourtant plutôt bien), le fait qu’une assistante d’un chef n’apporte pas le café ou de relever qu’avec sa cinquantaine, si Bernstein (mort en 1990) avait été son mentor, Lydia Tár aurait eu 18 ans.

Mais, justement, si la supercherie des biographies n’était pas, là aussi, cyniquement écorchée ? Une brève séquence de la phase de déchéance nous montre Lydia Tár retournant dans la maison de son enfance visionnant une cassette des Young People’s Concerts de Bernstein. Le parfait mentorat pour tous… C’était peut-être ça la réalité de sa relation avec Bernstein. Mais balancer des termes hébreux lors d’une conférence, surtout quand on veut se faire mousser dans Mahler, ça fait tellement plus intelligent. Et comme sites internet et départements culturels décimés dans les médias gobent et retranscrivent dossiers de presse et autres narratifs prédigérés, ce brio de pacotille passe comme une lettre à la poste.

Mine de rien, bien des choses sont écorchées dans cet étrange scénario pour « happy few », jusqu’à la primauté mercantile du marché chinois dépassant toute priorité artistique. C’est évoqué lors d’un trajet en taxi, lorsqu’un projet quelconque du chef Long Yu se voit donner priorité d’une publication en vinyle chez Deutsche Grammophon par rapport à un enregistrement Mahler du Philharmonique de Berlin.

« Être accusé, c’est comme être coupable ». Le film, sans la dénoncer, n’occulte pas une certaine hypocrisie de #MeToo. Dans leur ombre les gens de pouvoir ont aussi toujours traîné une cour qui espérait des prébendes contre des faveurs et qui, si tel n’est pas le cas, peuvent désormais se retourner contre le puissant le jour venu. Dans Tár cela se fait sur deux couches, puisque, plus cynique encore, l’entourage peut être infiltré par des Fouquier-Tinville 2.0 déterminés à assassiner à dessein.

Lydia Tár porte cette croix étonnante : elle est le symbole du renouveau de la musique par l’accession des femmes au pouvoir mais elle est ancrée dans un idéalisme artistique (c’est le fait de choisir un assistant à Berlin hors de son entourage selon ses convictions artistiques qui entraînera son lynchage) et un ancien monde très bien décrits et nommés. Dans son ivresse du pouvoir elle fait ce que « tout le monde a toujours fait » et ne comprend pas, lors d’un fascinant dîner avec son prédécesseur, que l’on puisse « mettre au même niveau l’inconduite sexuelle et l’accusation d’être nazi ». « Dans les deux cas il faut être prêt », lui répond le vieux sage.

C’est dans l’ultime partie de la déchéance que le film devient « genré », puisque les cheffes déchues n’ont pas le bon vieux « boys club » russo-chinois pour leur procurer des lucratifs contrats après leur chute. Mais là aussi, le réalisateur suggère à bon escient un écœurement de Lydia Tár devant l’exploitation sexuelle. Nous pouvons donc comprendre qu’elle était « juste » une vieille âme, aux vieux comportements (ce qui rend ces comportements encore plus odieux, au fond, car « normalisés ») dans un monde qui a changé.

Lydia Tár ? Une cheffe qui, comme tant d’autres, avait aussi, au centre de ses obsessions, la peur qu’une plus jeune qu’elle lui vole un jour la vedette. Cela, aussi, a toujours été ainsi. Elle a scié l’arbre à la base, en cheffe si infatuée qu’elle ne voyait même pas qu’à l’autre bout il y avait un être humain que ses actes pouvaient pousser au suicide.

En ce sens, le film Tár est l’anti All about Eve (1950) de Mankiewicz. Ce n’est pas la jeune pousse qui a eu la peau de la vedette ; la vedette a sauvé temporairement sa peau. Mais une toile d’araignée invisible se tisse désormais autour de toute personne publique. Pour peu que sa trajectoire ne soit pas exemplaire, elle peut l’abattre à tout moment.

 

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Christophe Huss couvre la musique classique pour Le Devoir depuis 2003. Diplômé en administration des affaires (ESSEC, France), il fut auparavant rédacteur en chef du magazine Répertoire des disques compacts à Paris et vice-président des Cannes Classical Awards. Passionné de radio, de vidéo, de cinéma et de nouvelles technologies, chroniqueur aux côtés de Joël Le Bigot à Radio-Canada, il a été lauréat du Grand Prix du journalisme indépendant de 2016, catégorie « Critique culturelle ».

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Critique publiée le 8 février 2023.