Assis devant son piano, le visage couvert de sueur, il tient la tête baissée, les yeux dans le vide, la bouche mi-ouverte, alors que le son de sa respiration lourde, fatiguée, envahit l’espace et recouvre l’image ; au-dessus de lui un homme blanc, debout, parfaitement indifférent à l’épuisement évident du pianiste noir. L’image nous saisit, on ne peut pas y croire, nous y découvrons l’un des plus grands génies de l’histoire du jazz, Thelonious Monk, dans une posture de malaise accablé. Rewind & Play s’ouvre sur ce plan atterrant, capté vers la fin du tournage de l’émission « Jazz Portrait », pour laquelle Monk avait été invité, le 15 décembre 1969 à Paris : Rewind, rembobinons pour comprendre comment on a pu en arriver là, et Play, laissons jouer ce matériel révélateur, les rushes, les coulisses et la machine de fabrication à l’œuvre. Alain Gomis (Félicité, 2017) n’a presque pas besoin d’intervenir sur ces images, elles expriment par elles-mêmes la condescendance, le nombrilisme intellectuel et le racisme.
Il ne s’agit pas ici de minimiser l’intelligence du travail de Gomis, qui a recueilli ces archives en effectuant des recherches pour préparer un film de fiction sur Monk, mais le titre renvoie en partie à l’idée qu’il suffit de laisser jouer ces images, dont la mise en scène est aussi éloquente qu’une mise en scène dramatique. L’animateur, par exemple, Henri Renaud (lui-même pianiste jazz), apparait comme la pire caricature de l’intellectuel français, essayant d’imposer ses idées préconçues tout en se mettant constamment en vedette dans les anecdotes qu’il raconte. Quand il demande à son invité pourquoi il gardait son piano dans sa cuisine, c’est en partie pour y rechercher quelque chose comme l’excentricité d’un génie, mais aussi pour répéter « quand moi j’ai connu Monk, quand moi j’ai visité son appartement… ». La réponse est tout aussi révélatrice : « C’est la seule pièce assez grande », de dire Monk avec un sourire amusé, ne comprenant pas trop pourquoi on lui pose une telle question. Aucun mystère, aucune idiosyncrasie indicatrice de talent, il n’y a là que le pur pragmatisme — et surtout, implicitement, ce que notre animateur refuse de voir, la réalité socio-économique d’un Noir à New York. Plus tard encore, quand Renaud insiste pour décrire la musique de Monk, à ses débuts, comme trop avant-gardiste pour le public des années 1950, essayant ainsi d’imposer le cliché de l’artiste incompris, le pianiste rétorque que sa photo se trouvait pourtant en couverture d’un magazine lorsqu’il est venu à Paris pour la première fois, et qu’il ne manquait donc pas de popularité. Ce qu’il n’avait pas, en revanche, c’est de l’argent, on ne le payait presque pas — « on va couper ça », intervient aussitôt Renaud, « ce n’est pas très gentil ».
Déjà nous sommes consternés par cette censure politique, mais le titre renvoie aussi à la répétition, au nombre de fois où l’animateur reprend les mêmes questions en attendant une réponse différente, c’est-à-dire celle qu’il veut (et celle que de toute évidence Monk ne lui donnera pas). Encore et encore on lui demande pour son piano, pour le public des années 1950, toujours des futilités, rien sur son rapport à la musique, sur ses influences, sa démarche ou sa pensée artistique, et alors que l’on semble vouloir cerner une sorte de visionnaire éthéré, vivant dans le monde abstrait de l’Art, Monk ramène tout au concret, au plus simple, ce qui en dit long même s’il ne dit rien. Le montage de Gomis nous fait sentir le poids de cette répétition, le sentiment d’oppression qui en découle : le rire qui nous échappe parfois, devant l’imbécillité flagrante et l’irrespect stupéfiant, ne suffit pas à combattre le malaise profond qui nous gagne.
Pendant ce temps, Monk garde un calme et une gentillesse épiques, même quand il essaie de partir et que des bras paternalistes apparaissent dans le cadre pour le ramener à « sa place », devant son piano. Son obéissance ne tient pas de la docilité : nous sentons bien qu’il n’a pas le choix, qu’il doit se soumettre à cette épreuve pour promouvoir son concert, ce qui nous ramène encore à la concrétude de la vie d’un artiste, d’un artiste noir de surcroît, obligé, pour gagner sa vie, de se soumettre à un regard blanc qui, bien que flatteur et admiratif, ignore tout de l’individu, de sa réalité. Et bien au-delà de cet interrogatoire éprouvant, on ignore jusqu’aux plus simples gestes de politesse et de bienveillance : personne ne lui apporte un verre d’eau, ne lui offre une serviette pour s’essuyer le visage (combien de temps a-t-il passé ainsi sous la chaleur des projecteurs, avec son manteau épais et son chapeau ?), personne ne le remercie de sa présence. À un moment, Monk joue du piano alors que les techniciens s’affairent autour de lui, d’autres fument une clope en jasant, appuyés sur l’instrument, personne ne semble l’écouter et pourtant nous avons là, Renaud l’a dit lui-même, l’un des plus grands musiciens jazz, pratiquant son art dans l’indifférence générale.
Play, c’est aussi cela, Monk qui joue, et qui par son interprétation donne la réplique à la bêtise ambiante. Vers la fin du film, notre animateur bien-aimé nous raconte cette anecdote voulant que le pianiste, durant un concert dans un bar, n’aurait pas arrêté de jouer lorsqu’une bagarre éclata entre des spectateurs : « I just want to play », d’expliquer Monk, rien ne l’arrête lorsqu’il se consacre à son art. Pour bien souligner le parallèle, Gomis superpose des images de l’artiste à l’œuvre à celles de Renaud débitant ses inepties : peu importe la violence du contexte, la musique triomphe en combattant à sa façon. Rewind & Play ne se contente donc pas de montrer cet exercice d’humiliation inconscient (dans la mesure où il s’agit d’un racisme qui transparait dans des gestes qui se veulent élogieux), ce qui serait trop peu. Plus crucialement, ces images précieuses, qui semblent parfois avoir été captées par un caméraman capable de comprendre ce qui se tramait sur le plateau, nous offrent aussi un portrait magnifique et émouvant de Monk, de sa personnalité qu’il exprime dans sa musique et qui émerge au fil de cet espèce de duel entre lui et Renaud, ainsi que dans des gros plans inquisiteurs sur son visage. Une résistance tranquille mais lucide, une tendresse et une mélancolie bouleversantes : quand Monk joue, nous entendons dans chaque note l’âme du musicien, sa performance abattant toutes les conneries pour nous laisser devant la pure beauté, dans une forme d’exorcisme à la colère sourde.
Il va sans dire que Rewind & Play est un film essentiel, magistral, nous offrant à la fois une critique cinglante des médias et d’un certain milieu de la critique institutionnelle, et aussi la chance de découvrir des performances inédites de Thelonious Monk, improvisant autour de ses morceaux pendant de longues minutes apaisantes, un recueillement musical après tout le bruit qui précède. Bien sûr, lorsque les dernières notes s’éteignent, il n’y aura nul remerciement, nul commentaire pour prendre le temps de dire ne serait-ce qu’un banal « c’était beau », il n’y aura qu’une nouvelle requête : « Peux-tu nous jouer un mid-tempo maintenant ? » Et Monk, en sueur, éreinté, obtempère sans protester, sans doute dans l’espoir de quitter au plus tôt cet enfer, mais aussi parce qu’il parle à travers son instrument, qu’il proteste par la musique, et tant pis pour ceux incapables de l’entendre. Rien ne l’empêchera de jouer, c’est-à-dire d’exister dans ses propres termes.
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