Son choc est velouté comme son expérience donne à manquer d’air par à-coups. Dans un rare film qui n’est pas d’époque, Albert Serra s’abandonne dans ce nouveau projet à l’amplitude monstrueuse. Posant Benoît Magimel en mode Depardieu, planté face à l’autochtonie et capté dans une tirade paranoïaque et vulgaire, décadente et luxueuse, le cinéaste surtourne avec ses trois caméras numériques cumulant 540 heures de métrage, étrillant le tissu narratif jusqu’à le faire monde. Serra s’abandonne à l’image de son film portant sur l’abandon des vieilles colonies à la ruine et à l’engloutissement. Et le fait dans un film qui porte aussi nécessairement sur l’abandon du politique au capital, sur l’abandon du cinéma à dépasser ses calculs ; abandon d’un acteur, d’une histoire, d’une mise en scène, des choses délaissées que le film critique l’air hagard, l’air de rien en faisant pourtant tout. « Laisser pourrir les choses, c’est jamais bon », dit De Roller, Magimel grotesque, en Haut-Commissaire de la République, errant à Tahiti en Polynésie française, dans son costume blanc sale qui détonne contre sa berline parfaitement blanche. Il se dit écrivain même s’il ne l’est pas, peut-être parce qu’il l’est plus que l’écrivaine qu’il côtoie dans les premières balades nocturnes du film, déjà parce qu’il traîne sur ses épaules tout un monde peut-être fantasmé ou peut-être trop beau, fait d’amiraux drogués et d’escortes ramées vers des sous-marins remplis de matelots gorgés de salive. Ainsi la Pacifiction du titre chavire entre la vue de l’esprit, le Pacifique en théâtre et la pacification comme processus politique toujours en cours : les locaux qui sont assagis par le pouvoir, les figures politiques qui sont dévissées de leur mandat par leur confort, différentes figures qui défilent pendant presque trois heures qui touchent au prodige.
Comme toute bonne fiction celle-ci naît du conflit. De Roller est une épave d’homme, caché derrière des verres bleus qui laissent paraître toute sa médiocrité sans rien enlever à son charisme décadent. Comme tout bon fonctionnaire celui-ci obéit à une main invisible, celle de la métropole d’outremer et des influences géostratégiques qui la secouent, apparemment : les Américains, les Russes, les Chinois… Rien de nouveau sous le soleil des tropiques sinon un doute intoxiqué, déglingué, avec ce sous-marin nucléaire qui rôde et qui provoque le malaise, la panique gênée par le plaisir, soir après soir. Sous les lumières bleutées, rosées, flouées, Pacifiction s’impose dans la construction de son rapport entre l’arrière et l’avant-plan, dans la captation de l’incontrôlé et le domptage du contrôlé tout à la fois, Serra montant lui-même son film durant des mois ininterrompus, dans une posture maniaque à la recherche du moindre détail détraqué qui ébrècherait l’impression de confort pourtant bien capitonnée de ses images les plus léchées.
Pacifiction n’est pas pour autant qu’un film habilement cynique ou mesquin, ni qu’un film trash sur la luxure des puissants comme en a fait Harmony Korine sur les bords des plages américaines. La plage de Serra est bien coloniale et hors du monde — à peine dans sa périphérie vacancière —, s’inscrivant dès lors dans un rapport de soumission/rébellion qui n’a de complaisant que sa surface la plus superficielle et trompeuse, préférant plutôt creuser pour ronger la chair en direction des os qui la tiennent (le patriotisme, la tradition, le masculinisme, le capital, se tressant tous ensemble dans la paranoïa de la politique contemporaine), se demandant de quoi est faite cette charpente qui éloigne si efficacement le politique du vivant. Comment, de Paris, prendre compte de Tahiti à la vue des « objectifs stratégiques » de la France militarisée ? Comment comprendre, pour les Tahitien·ne·s, à quel point la politique est à la fois abstraite, bonhomme (elle s’incarne dans le patibulaire De Roller) et concrète (elle est partout : dans la monnaie, la cuisine locale prise en otage par les riches, la campagne électorale pour la mairie, le rapport entre les locaux et les temples de plaisir de l’archipel qui opèrent sous permis de jeux et d’alcool…). Or Serra est à la hauteur de l’urgence de ces questions morales et cinématographiques, sachant de prime abord qu’elles n’ont pas à se résoudre par son film (chose impossible même si De Roller n’a d’héroïque que cette volonté d’éclaircissement), ensuite qu’elles gagnent à s’enraciner dans le risque et l’abandon aux forces de la Nature et du Hasard, dans un marivaudage entre la caméra et sa troupe d’interprètes géniaux. Aucun discours trop sérieux, aucune prise de contrôle du récit par ses protagonistes, l’esthétique de Pacifiction s’évertue plutôt à l’exercice complexe de l’engloutissement, avec une mise en scène de bord de gouffre où le rapport historicisé qu’avait Serra aux costumes et aux décors dans ses films plus fastes (Histoire de ma mort [2013] et La mort de Louis XIV [2017] demeuraient à ce jour ses meilleurs) est canalisé dans une esthétique kitsch acidulée, une sorte de Tabou (1931), de Zama (2017), servis ensemble comme un drink hétérogène à descendre dans un tiki bar.
Privilégiant une prise de risques à travers le travail quotidien du tournage, le laisser-aller des personnages et de leurs textes, le récit de Pacifiction dérive d’une séquence à l’autre, lousse comme des vacances en boisson, avec ce détachement constant de l’arrière et de l’avant que nous évoquions et qu’il faut prendre au sérieux pour décortiquer l’idée derrière l’esthétique de l’auteur. On peut prendre ce plan terrifiant, capté sur les hautes vagues du Pacifique qui roulent en avalant les surfeurs, accompagnés de leurs petits bateaux statiques juxtaposés en parallèle, si près du déluge et pourtant logés juste assez à l’écart du creux de la vague pour demeurer plus ou moins stationnaires. Entre le chaos, le désordre des vagues, et la stabilité spectatorielle arrangée du cinéma, Magimel s’érige pour tout faire tenir ensemble, égrainant de son mieux le plausible. Calcul et improvisation, élan et accident, il joue un Moïse éméché, s’entourant de disciples colonisés qui ne croient plus en la bienveillance de l’État qu’il représente. Filmant sur la crête qui sépare ce théâtre d’interprètes bien métissés, Serra cherche constamment à mettre en danger son propre film, dans cet esprit décadent qui est le sien, où l’impuissance baroque de son style à tout dire dans une sorte de discursivité dépassée s’attaque aux puissances du faux sur lesquelles carbure et résonne ici le cinéma (c’est-à-dire le thriller paranoïaque). Son éclairage, son maquillage, sa préparation, son texte par cœur, le bruit ridicule des jumelles de De Roller, bien des valeurs et des images sont dynamitées pour emporter les a priori du cinéma au fond de l’eau ; pas par prétention (Serra aime le cinéma et se satisfait de sa propre posture suicidaire sans jamais vouloir l’ériger en vérité dominante), mais bien pour inspirer ces détachements oxygénés, cet abandon du cinéma narratif le plus classique afin de mieux le retrouver.
En cela Pacifiction réussit son retour sur Terre, le moment jouissif où il redevient un thriller qui s’assume dans son genre, en s’avérant être aussi le film le plus classique de Serra, le plus « à personnage », celui qui peut le plus facilement surfer hors de la vague pour revenir au bateau. Ce retour aux sources de l’écriture d’aventure tout comme son contexte contemporain déplacent les points de pression du film, et trouvent surtout à la décadence de Serra des échos moins complaisants, moins centrés sur une quelconque érudition que sur le rapport communicationnel immédiat et tactile entre la vie (sexuelle) et le politique (asexuel).
De Roller explique à un moment avoir entendu que les tests nucléaires provoquaient des cancers et des maladies… qui peuvent être soignés par la taxation de l’industrie du nucléaire. Pacifiction est à l’image de cette ligne circulaire qui devient une spirale, de l’incident (de mise en scène, de maladie) et de sa récupération (par le montage comme par le capital), dans laquelle le fonctionnaire s’enfonce, lampe-torche à travers la nuit, pas certain de la vérité ni si elle aura encore un sens, une gravité, lorsqu’il sera sorti de sa vague.
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