Impossible de ne pas penser au Temps des bouffons durant la projection de 2012, tant leur relation intertextuelle est frappante. Depuis la narration fortement politisée portée par la voix de Safia Nolin, dont les intonations ressemblent à celles de Falardeau, jusqu’aux discours pontifiants du pouvoir libéral en place, qui dissone avec la colère de la voix off, le documentaire rappelle la charge critique du court métrage tourné en 1985. Le Beaver Club est remplacé chez Rodrigue Jean et Arnaud Valade par un congrès libéral, où triomphe au centre de son équipe de supporteurs, le visage béat, joyeux, victorieux de Jean Charest édifiant le controversé Plan Nord. Toute la puissance ironique se dégage du choc entre ces images lisses de la classe politique, filmées dans un cadre intérieur ordonné et lumineux, et les plans mobiles des manifestants dans un extérieur bruyant, chaotique, sombre.
Dix ans ont passé, et on croirait avoir tout oublié de cette grève étudiante en visionnant 2012. Non pas parce qu’on n’a jamais vu ni revu ces images, mais bien parce qu’on ne les a pas regardées en chaîne, à travers de longues séquences mises bout à bout. On est habitué à voir cette violence par bribes, dans de courts extraits vidéo — petites capsules de temps sur les réseaux sociaux ou au télé-journal. Or, Jean et Valade nous restituent cette violence dans sa répétition, sa durée, son impact. Le montage de 2012 enchaîne les séquences d’affrontements, sans qu’on puisse reprendre notre souffle. La saturation est également auditive ; le son des sirènes, matraques, objets lancés, grenades, cris, chants, pas, est amplifié pour nous imprégner de la brutalité des événements. À cela s’ajoute une bande-son qui traverse l’œuvre d’un bout à l’autre, pour appuyer encore un peu sur la violence des images. La proposition est forte, pour ne pas dire essentielle. Si ce film adopte un ton pamphlétaire, il possède avant tout un intérêt documentaire, en mettant au jour la violence policière qui a eu lieu durant les manifestations. Le texte en voix off apparaît cependant un peu trop appuyé, manquant de subtilité, et en vient à diminuer un peu l’impact du propos — on finit par croire qu’il vaut mieux dire moins pour suggérer plus. La narration dissone un peu, évoquant un militantisme juvénile, alors qu’on aime mieux quand les images parlent d’elles-mêmes.
Si on n’a jamais vu la grève de 2012 filmée ainsi, c’est aussi parce que le film brise une certaine représentation édulcorée de cette lutte. Toutes les images des événements sont imprégnées d’un gris mortifère, comme si ce printemps avait été celui des morts. Aux casseroles joyeuses, à la couleur rouge, aux fanfares familiales, sont substituées des images sombres, brutales, sans romantisme aucun — on est loin, en effet, de l’image romantique du printemps érable.
À aucun moment, par ailleurs, on ne voit des visages des leaders de la grève étudiante, comme Gabriel Nadeau-Dubois — c’est peut-être là qu’on entend le mieux la posture anarchiste des réalisateurs. S’il y a quelque chose à conserver de cette lutte, c’est qu’elle a rassemblé les gens, qu’elle a mis de l’avant la force du commun.
Une grande attention est aussi accordée aux journalistes qui ont tenté de rapporter les événements, et qui se font constamment invectiver par les manifestant.e.s. Il en ressort une critique implicite de ce travail journalistique, qui déforme parfois les faits, en même temps qu’on essaie de rendre compte de l’acharnement à vouloir exercer cet exercice essentiel à la démocratie. Le film trouve ici son intention pragmatique, comme s’il cherchait à faire un pied-de-nez à ces images déformées, à ces événements rapportés d’une manière biaisée ou lacunaire par les médias, alors qu’à travers 2012, on a accès à de longues séquences d’images filmées par plusieurs activistes ayant pris part à la lutte, ce qui rétablit un peu la perspective. C’est, au fond, une question de situation : qui filme, qui parle ? Jean et Valade prennent le parti des blessé.e.s, des suicidé.e.s, des abîmé.e.s, des révolté.e.s.
Ce film-là n’aurait pas pu être fait en 2012, ni en 2013. Dix ans ont passé, et ça se sent. Le regard qui est posé sur ces événements est celui de deux réalisateurs qui ont passé à travers cette décennie marquée entre autres par le mouvement Black Lives Matters et d’autres mobilisations en solidarité avec les peuples autochtones. Jean et Valade jettent ainsi un regard résolument actuel sur la grève. À travers la narration, ils insistent sur l’idée que la lutte étudiante était un mouvement mené par les Blancs, et que cette violence commise à l’égard des manifestants se reproduit aujourd’hui sur d’autres populations dans la foulée du postcolonialisme. On se demande, in fine, si ce mouvement aurait pu naître en 2022. Tout laisse croire que non ; les regards sont tournés vers d’autres luttes.
Il y a quelque chose dans la filmographie de Jean qui noue inlassablement la lutte politique et l’amour. L’amour au temps de la guerre civile (2014) s’achève d’ailleurs sur une séquence de la grève étudiante de 2012, comme si ce mouvement était le début de quelque chose, ouvrait de nouveaux possibles. Au-delà de cette violence qui nous est rendue, le documentaire conserve toutefois quelques lucioles, notamment dans la dernière séquence, livrant une véritable ode au commun et aux luttes rassembleuses, qui ne sont jamais totalement étrangères à l’amour, si tant est que c’est dans le cœur que s’est imprimé ce printemps.
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