Elle
Par
Laurence H. Collin
Il est devenu difficile pour le public du cinéma du vingt-et-unième siècle « d’accrocher » durant le visionnement d’une oeuvre sans trame narrative conventionnelle. Il ne suffit que de visionner quelques bandes-annonces de films populaires pour se retrouver exposé à une réalité indéniable sur les attentes d’un spectateur : les personnages, les enjeux, la montée dramatique et parfois même une partie de la conclusion doivent être déjà connus (et ce, de façon presque subliminale) pour inciter l’achat d’un billet. Au cœur de ces histoires rigoureusement formatées, des personnages esquissés le plus rapidement possible et aux motivations claires et concises prendront vie. Ce que l’on oublie trop souvent, c’est que le récit lui-même a tendance à nous distancier des personnages à l’écran - une fois leurs traits établis, on ne peut que les voir exister claustrés dans une série d’évènements particuliers, laissant les menus détails de leur existence au soin de l’imaginaire de l’auditeur.
Contre-exemple savoureux : la cinéaste indépendante Kelly Reichardt, douze ans après son premier essai cinématographique River of Grass (et deux ans après son projet le mieux reçu, Old Joy), adapte ici la nouvelle Train Choir de Jon Raymond et en vient à signer une œuvre d’une sensibilité rarement égalée en toute une année de cinéma. Même si l’on considère qu’il s’agit d’un film indépendant minimaliste, Wendy and Lucy est dépouillé des conventions narratives et des codes cinématographiques de son tronçon au point d’en devenir translucide. La caméra de Reichardt ne nous présente que ce qui se passe, s’abstenant de teinter son approche de toute forme de misérabilisme. Pourtant, son impact dramatique n’en sort pas dilué, bien au contraire. Wendy and Lucy nous fera donc passer une heure et vingt en compagnie d’une jeune femme fauchée dans la fin de sa vingtaine (Michelle Williams), et de sa chienne. En route vers l’Alaska pour y trouver un emploi, Wendy perdra Lucy à cause d’une erreur de jugement. Elle entreprendra donc de la retrouver, coûte que coûte, dans une ville qui n’était que transitoire au départ.
Voilà fort probablement ce que le scénario presque au complet de l’œuvre couvre, faisant succéder chances et malchances dans le parcours de son personnage principal jusqu’à sa toute dernière minute. Cette dernière ne sera en effet pas munie d’une personnalité limpide ou d’un bagage émotif facilement discernable - en effet, on ne sait que très peu de cette figure silencieuse - mais les cadrages expressifs (beaucoup de longues prises silencieuses) et surtout, le jeu touchant de retenue de la comédienne nous élèvent bien au-delà de son anonymat social et interpersonnel. La substitution de toute fioriture dans la mise en scène en échange d’une caméra rivée sur le personnage pour la durée complète du film résulte donc en une expérience austère mais parfaitement magnétique. Ce type d’être humain sans éclat apparent n’est pas souvent invité à parader sur les écrans de cinéma la durée d’un long-métrage; d’en observer une simplement exister et tenter de se sortir seule d’une situation désespérante, ne serait-ce qu’un peu, possède quelque chose d’étonnamment assez spectaculaire.
Atterrissant en pleine récession économique, Wendy and Lucy pourrait difficilement être un film plus actuel. Cette méditation sur le coût émotionnel d’une vie au bas de l’échelle sociale colle tout à fait à une réalité prenant une expansion gigantesque de jour en jour. Sans même savoir quels sont les buts à long terme de son personnage-titre, nous sommes néanmoins en mesure de saisir autant son passé que son avenir, ne serait-ce que par un coup de téléphone à sa sœur distante ou par une brève discussion avec un groupe d’itinérants. L’extrême parcimonie des notations psychologiques explicites doublées du langage corporel que Williams adopte, autant en présence d’un individu que seule, pointe vers une existence lourde et contrariante, d’où cette soif de liberté apparente. La réalisation de Reichardt ne se contente cependant pas de jouer au miroir avec les états d’âme de Wendy— ayant lieu vers la fin de l’été, le film jouit d’une photographie posée imageant son environnement avec les teintes de verts et le doré, évitant ainsi avec grâce d’utiliser la grisaille, le gros grain et la caméra à l’épaule comme gage de « réalisme » facile. Aussi aux commandes du montage, la réalisatrice évite toute complaisance en gardant l’ensemble en dessous de 80 minutes. La courte durée de Wendy and Lucy avantage ainsi l’ensemble sur tous les points de vue possibles, puisque la modestie calculée de son film et la petitesse des nuances dans son approche ne garantit pas une œuvre aussi divertissante qu’intéressante pour tous publics. Tout comme les situations dans lesquelles Wendy se retrouve, le film demande une patience que certains spectateurs ne seront pas prêts à fournir. Si le film de Reichardt est une très belle réussite dans son format actuel, il serait dur de s’imaginer pareille chose si son récit avait été longuement prolongé, même de façon la plus naturelle possible.
On peut facilement voir tous les ingrédients qu’il manque à cette co-production de Todd Haynes pour pouvoir la commercialiser (même comme film prestigieux durant la saison des galas), et admettre que beaucoup resteront de glace devant une approche aussi épurée. Mais la puissance d’évocation de l’ensemble alliée à la performance troublante de vérité de Williams défie n’importe quelle formule d’accolade toute faite, validant Reichardt en tant que force tranquille à surveiller au cours des années qui suivent. Culminant sur une finale adéquatement contenue mais tirant un constat profondément bouleversant sur la responsabilité de l'indigent, Wendy and Lucy s’imposera donc comme l’un des chef-d’oeuvres les moins vus de 2008.
Critique publiée le 13 mai 2009.