DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Robuste (2021)
Constance Meyer

Robustesse trop fragile

Par Louise Bertin

Reconnaissable entre mille, devenu au fil des décennies une des incarnations du cinéma français, le visage de Gérard Depardieu apparaît, regard fuyant, à côté de celui déterminé de Déborah Lukumuena, sur l’affiche du premier long métrage de Constance Meyer, Robuste. Le film, présenté en ouverture de la Semaine de la Critique à Cannes en 2021, se veut un double portrait de personnages a priori aux antipodes l’un de l’autre. Il retrace la rencontre entre Aïssa, jeune femme sportive agente de sécurité, et Georges, star vieillissante, épuisée et angoissée. Alors qu’il rechigne à préparer un rôle en costumes d’époque pour un film de cape et d’épée, Aïssa devient, entre ses entraînements de lutte, sa garde du corps, répétitrice, et babysitter. Se voulant histoires de corps et de jeu, le film ne fait finalement le portrait que d’un seul acteur, qui joue lui-même le personnage qu’il est devenu au fil des années et des films. Depardieu toujours excessif mais touchant, trivial mais poétique, pas grand-chose de nouveau, donc. Et surtout, lorsque le film s’achève, une question nous reste : on nous raconte quoi, au juste ?

La première image donne le ton et la couleur : Depardieu, le visage éclairé par un feu rouge, casque sur la tête, clope au bec, tousse. Son corps éprouvé, impatient, disparaît dans la nuit, sur sa moto, puis un fracas, la chute. Il reste immobile quelques secondes à peine, et déjà râle contre lui-même et son bolide : « Oh merde! » On craint pour lui, comme nous le ferons encore à plusieurs moments, même si l’on sait qu’il en faut plus pour le mettre à terre au point de ne plus pouvoir se relever. Seul dans sa maison, l’acteur qui vieillit rechigne à faire à peu près tout, mais surtout à travailler pour les films sur lesquels il s’est engagé. Désabusé, il apprend à contrecœur un texte qu’il trouve ampoulé et finit toujours par conclure avec des aphorismes qu’on imagine pensés par Depardieu lui-même : « Moi, j’aime faire chier », ou encore « le cinéma rend con ». Incapable de rester seul, posant des questions sans vraiment écouter les réponses, il s’ennuie, et nous avec. La rencontre avec Aïssa, cette jeune femme noire, lutteuse, que l’on devine vivant dans une tour de banlieue, se veut le rassemblement de mondes et d’acteur·rices qui ne se retrouveraient jamais ensemble autrement. Et si le face-à-face est prometteur et que l’on retrouve avec plaisir Déborah Lukumuena, révélée en 2016 dans Divines (Houda Benyamina), rôle pour lequel elle remporta le César de la meilleure actrice dans un second rôle, l’alchimie, elle, n’advient pas. 

Le·a spectateur·rice assiste à ce portrait en miroir de deux personnes qui se regardent sans se rencontrer réellement. Bien sûr, ils partagent des traits communs, une fragilité malgré la robustesse, une carapace fêlée, mais la mise en scène, trop lisse, ne nous donne pas accès à cette intériorité que le film prétend révéler. Robuste ne manque pas de jolies scènes, mais le scénario, trop léger, peine à nous intéresser. De même, l’écriture des personnages ne leur permet pas de s’épanouir ni de briller. L’alternance systématique de scènes où il et elle sont seul·es, chacun·e de leur côté, avec des moments ensemble, crée un rythme quelque peu redondant pour celui ou celle qui regarde, qui ne peut s'empêcher d'espérer l’étincelle, l’audace d’un geste, d'un dialogue ou d'une situation qui briserait cet enchaînement. Les scènes se répètent, et cette redondance ne fait qu’éloigner les personnages, empêchant l'avènement de ce qui se veut une vraie rencontre. Constance Meyer se repose tant sur ses acteur.rices, en concentrant sa mise en scène sur leurs performances, qu'elle en vient à réduire ainsi le champ des possibles en ne faisant du film qu’un prétexte pour regarder, encore et toujours, le monstre Depardieu. Une partie de nous la comprend, forcément. Il serait hypocrite de ne pas s'avouer intrigué·e par le vieil acteur. Dans cet exercice difficile qui consiste à exister à côté de lui, Déborah Lukumuena ne se laisse ni abattre ni éclipser, mais se retrouve freinée par le manque de profondeur. De quelle histoire s’agit-il ici vraiment ? Sûrement pas celle d’Aïssa, que la réalisatrice tente d’aborder mais qui est écrasée par celle de Georges, ou plutôt de Gérard. Et puisque Meyer privilégie les plans fixes pour filmer Depardieu, par comparaison à la caméra en mouvement qu’elle emploie pour Lukumuena, cela nous donne l’impression de ne regarder que lui, comme il le fait avec ses poissons dans son aquarium. Des poissons venus des abysses, créatures étranges, qu’il défend avec une tendresse en écho à sa propre physicalité: « On peut être difforme et beau quand même. »  

Malgré cette frustration devant ce double portrait en demi-teinte, le traitement des corps dans Robuste mérite qu’on s’y attarde. Engoncé dans une solitude à l’image de son physique, immense, énorme, Georges ne supporte plus son métier, ni de se retrouver seul avant de dormir. Son front se perle de sueur, son cœur s’accélère, sa poitrine palpite, comme une machine déchirée entre une lassitude extrême et une volonté de vivre, un sursaut face à la douleur. Le bruit de son souffle, devenu rauque dans la panique, prend toute la place. À l’inverse, sa voix lorsqu’il travaille son texte avec Aïssa, texte où il déclare son amour, est pleine de douceur, et ajoute encore un contraste, s’il en fallait un de plus, avec l’enveloppe qui l’énonce. Si la carrure de leur corps les rapproche, celui d’Aïssa apparaît radicalement différent : elle est stable, tonique, ancrée, véritablement robuste. Dans les scènes de lutte, là aussi, le son prend la place des mots : on entend les frottements des peaux, des mains qui s’attrapent, des corps qui luttent et cèdent. Malheureusement, cette question de la représentation des corps est, à l’image de la mise en scène, reléguée au second plan et reste à l’état d’ébauche.

C’est donc avec une certaine perplexité que l’on découvre ce premier film d’une jeune réalisatrice qui s’intéresse à l’acteur français ultime, celui qui affiche plus de 200 films au compteur. Constance Meyer a-t-elle voulu se placer sous la bonne étoile d’un des acteurs les plus prolifiques ? Son court métrage Rhapsody (2016) mettait déjà en scène Gérard Depardieu, sa solitude, son corps massif à côté de celui, fragile, d’un bébé. Robuste apparaît comme la suite logique et prend la forme d’un hommage au vieil acteur éternellement enfant, se rapprochant de l’autofiction, mais délaissant ainsi toute ambition scénaristique. Dans le texte qu’ils travaillent ensemble, Georges répète cette réplique à Aïssa, la voix pleine d’espoir et déjà de mélancolie : « Et peut-être, au bout du chemin, nous rencontrerons-nous encore ? » Ici, malheureusement, la rencontre est manquée.

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Critique publiée le 23 septembre 2022.