George Miller est reconnu avant tout pour la franchise Mad Max et sa contribution au cinéma d’action. Mais sa filmographie est autrement plus hétéroclite : il a filmé trois femmes combattre le Diable, personnification de la misogynie dans The Witches of Eastwick (1987) et des parents luttant contre la mort, s’acharnant à trouver un remède pour leur fils atteint d’une maladie rare et incurable dans Lorenzo’s Oil (1992). Il a même imaginé un cochon devenant berger pour échapper à la monstrueuse industrie qui déchiquète les siens, pour ensuite se perdre dans une ville peuplée d’animaux estropiés et affamés, essayant de mettre de côté leurs différends pour mieux combattre la cruauté des hommes (Babe [1995], qu’il scénarisait, et sa suite, A Pig in the City [1998], qu’il réalisait), ainsi que des pingouins de CGI chantant et dansant la claquette sur leur iceberg menacé par la pollution (Happy Feet I et II [2006 ; 2011]).
Ces films que tournent Miller entre deux Mad Max peuvent sembler mineurs, comme des compromis commerciaux (ses films pour enfants) ou une manière de se faire « prendre au sérieux » (le drame oscarisable Lorenzo’s Oil), mais c’est pourtant là où nous pouvons le mieux cerner ce cinéaste, peut-être parce qu’on ne s’attend pas à y retrouver sa signature. Il en est de même pour Three Thousand Years of Longing, un film à la fois plus intimiste et aussi épique que Mad Max : Fury Road (2015), un projet qui peut sembler surprenant mais qui est pourtant tout à l’image de son auteur. Qu’on pense à la dernière partie de l’injustement mal-aimé Mad Max Beyond Thunderdome (1985), et à ces enfants perdus se racontant le monde à travers des mythes qu’ils se sont inventés, à la mère de Lorenzo’s Oil lisant des histoires soir après soir à son fils alité, mourant, ou aux Babe qui se présentent ouvertement comme des contes, et l’on comprendra pourquoi Miller en vient à cette variation moderne autour des Milles et une nuits, un récit sur les récits et la manière qu’ils nous sont nécessaires pour appréhender un monde autrement chaotique et terrifiant.
On assiste à un conte de fée, donc, raconté par une universitaire, Alithea (Tilda Swinton), spécialiste de la narratologie en voyage à Istanbul, qui découvre une vieille bouteille d’où sortira un djinn (Idris Elba). Quand celui-ci offre trois vœux à celle qui l’a libéré, Alithea ne peut que se méfier, car elle le sait mieux que quiconque : tous ces récits de génie et de patte de singe finissent mal. Mais Alithea se dit aussi sans désir, sans histoire, parfaitement satisfaite de sa vie solitaire, alors elle n’a rien à demander. Son personnage nous est familier, la morale prévisible, peut-on penser à ce point : celle qui ne veut rien se cache à elle-même qu’elle n’ose pas désirer par peur d’être déçue, blessée, d’où l’intérêt d’Alithea pour la fiction, dans laquelle elle vit par procuration, comme elle l’avoue elle-même (aucun risque, là, de finir écroulée sous les regrets, les remords, la culpabilité…). Dès lors, il faudra bien qu’elle apprenne à s’ouvrir au monde, grâce à ce djinn qui a passé trois mille ans à ne faire rien d’autre que désirer, et qui lui racontera son voyage à travers le temps, en trois récits qui se concluent chaque fois sur un nouvel enfermement. Mais rien n’est jamais simple chez Miller, même si nous sommes en terrain connu.
La complexité de ses films tient à la simplicité d’une prémisse, d’une trajectoire bien définie que l’on suivra sans dévier alors que la mise en scène accumule au passage les motifs et les variations : c’est le modèle de la course-poursuite, emblème de ce cinéma s’il en est un (les Mad Max, les Happy Feet et A Pig in the City sont tous construits autour de cette figure), et la fuite qu’elle signifie, la tentative d’échapper à une forme de prison, un environnement nocif. Avec, toujours, la même conclusion : il n’y a pas d’échappatoire dans un ailleurs meilleur, il faut se réinventer là où l’on est, de l’intérieur, en transformant radicalement la structure de notre milieu de vie. C’est, de façon limpide, le trajet de Fury Road, une course qui ne peut que finir au point de départ, non dans une boucle, qui nous enfermerait, mais bien dans un aller-retour qui offre une nouvelle perspective sur le même paysage. Encore dans Three Thousand Years of Longing, si l’on remonte trois milles ans en arrière, c’est pour mieux comprendre et refaçonner le présent. Aucune course-poursuite ici, sinon à travers le temps, la majorité du récit se déroulant entre quatre murs dans une chambre d’hôtel, et la parole, omniprésente, faisant contraste avec l’aspect quasi-muet (burlesque) des Mad Max. Mais il s’agit encore de s’évader : d’une bouteille, d’une chambre, d’un amour tyrannique, d’un renfermement sur soi, d’un aveuglement sur le monde… Le film se présente comme une énumération exhaustive de toutes les formes de prison, concrètes et émotionnelles, la structure renvoyant aussi à Schéhérazade, qui se sauve de la mort en berçant de récits les oreilles du Sultan.
Comment raconter le monde, trouver la bonne histoire, celle qui permet de rendre compte de façon satisfaisante de notre univers comme de notre vie personnelle,c’est cet enjeu collectif et intime qui est au cœur des préoccupations du cinéaste. On comprendra alors que les films pour enfants de Miller sont loin d’être un détour insignifiant dans sa carrière, et que les Mad Max ne sont rien d’autre que des contes pour adultes : Miller, en bon conteur, a cette ambition des plus nobles de changer son spectateur par son art, de nous transformer comme ses personnages apprennent à redéfinir leur monde. Ce sera, dans Three Thousand Years of Longing, cette Alithea et son regard académique sur les contes qu’elle étudie comme des objets éteints, qui devra en vivre un de l’intérieur, retrouver un rapport juste avec la fiction pour ne pas s’y enfermer (autre prison), mais pour y trouver une forme de révélation. Et de même, Miller nous invite, nous qui avons troqué les légendes pour les faits scientifiques, à retrouver avec elle notre émerveillement perdu.
On ne réalise pas un tel film sans argumenter au passage que la science est une histoire comme une autre, que nous y adhérons trop aveuglément, ce qui mène à la destruction progressive de notre monde (l’apocalypse environnementale n’est jamais loin chez Miller), et qu’il serait temps de ressusciter notre sens du merveilleux, émoussé par les miracles technologiques qui ont fait de la magie une réalité. Loin d’un réactionnaire, même si par moments Three Thousand Years of Longing peut le laisser supposer (le djinn, par exemple, est contaminé par le trop-plein audiovisuel contemporain, allégorie littérale de la dissolution du légendaire dans notre régime médiatique), Miller cherche à éveiller notre émerveillement avec un film assumant son esthétique numérique (n’oublions pas : il faut se réinventer ici et maintenant, avec les outils d’aujourd’hui). Nous sommes très proches du Life of Pi (2012) d’Ang Lee ou d’un pan du cinéma de M. Night Shyamalan, de Steven Spielberg aussi, d’autres cinéastes travaillant sur le récit et la croyance, la perte du merveilleux et l’importance de le retrouver, non dans un geste nostalgique valorisant le cinéma d’autrefois, ni dans la condescendance de certains blockbusters rejetant le tort sur des spectateurs blasés (Jurassic World [2015] et ses touristes qui n’en ont plus rien à foutre des dinosaures), mais bien dans une recherche formelle visant à retrouver cet émerveillement autrement, avec les moyens du jour. Il s’agit, autrement dit, de films essentiels, des plus nécessaires, ceux qui cherchent un avenir au cinéma en se tenant en équilibre parfait entre le passé et le présent, ceux qu’il faut à tout prix défendre, surtout qu’ils tendent à être négligés, voire ridiculisés.
Ces considérations paraissent peut-être théoriques, aussi académiques que le regard d’Alithea sur la littérature, mais le film est loin de l’être, car Miller sait bien qu’on ne peut pas théoriser l’émerveillement : il faut le faire vivre. Alors si Three Thousand Years of Longing réfléchit certes son geste de raconter, il le fait par la force des choses, naturellement, à travers le déroulement de son récit, et non dans une couche de distanciation réflexive. Tout se prêtait pourtant à une telle posture méta, avec ce personnage d’universitaire qui aurait pu décortiquer la structure du conte, mais le film cherche au contraire à faire tomber cette perspective de « spécialiste » qui en a vu d’autres (et Dieu sait que le cinéma hollywoodien n’est devenu rien de plus qu’un cinéma de spécialistes, de fans et de nostalgiques à combler), sans pour autant présenter cette connaissance comme inutile. La réussite de l’œuvre tient donc à sa capacité à nous faire rêver, à nous accrocher par sa narration en nous faisant attendre la suite, souvent surprenante, par sa façon de raconter, tout simplement, mais savamment, une bonne histoire.
Pour cela on ne saurait trop vanter les interprétations de Swinton et Elba : elle avec son écoute et sa transformation progressive, ses gestes dérobés par une caméra attentive, les nuances qu’elle apporte à son rôle quelque peu cliché (distante au départ, certes, mais jamais froide, déjà prête à accueillir le merveilleux même si elle n’y croyait plus). Et lui avec sa voix envoûtante, pleine de tendresse envers l’humanité, d’un calme et d’une sagesse caractérisant celui qui a eu l’éternité pour méditer, mais aussi empli de lassitude, d’épuisement, parce que toutes ses connaissances ne l’ont pas empêché de répéter encore et encore les mêmes erreurs. L’histoire d’amour qui se noue entre les deux, qui leur permet de sortir de leur bouteille, de leur chambre, est des plus émouvantes, dans sa lucidité (l’amour, on le sait, peut devenir la plus tenace des prisons), sa quotidienneté (l’amour, on l’oublie, n'a rien d’idéal, il se vit au concret) et ses accents doux-amers (chez Miller, tout récit s’inscrit sous fond de destruction et de cruauté qu’il nous permet d’appréhender sans l’escamoter).
Tout cela pour dire que Three Thousand Years of Longing est le film qui nous (me) fallait, celui que le cinéma avait besoin d’entendre – espérons d’ailleurs qu’il est à l’écoute. Les quelques hics que l’on pourrait énumérer par souci d’accomplir sa tâche de critique (un CGI pas toujours au point, un rythme qui s’essouffle vers la fin, des bagatelles) ne gâchent en rien le plaisir, ni l’émotion. Alors arrêtons de voir George Miller comme le gars qui fait parfois des films qui ne sont pas des Mad Max, ne nous trompons pas, Three Thousand Years of Longing n’est pas qu’une pause en patientant entre Fury Road et le Furiosa en production, et voyons ce film pour ce qu’il est : une œuvre personnelle et accomplie, et, surtout, une sacrée belle histoire.
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