S’il y a un souvenir qu’imprime en nous Mamma Roma, c’est le regard noir, sombre, profond, insondable, le regard cerné, fatigué, harassé, mais toujours vif, vivant, vigilant, s’il y a un souvenir qu’imprime en nous Mamma Roma, c’est bien le regard magnétique d’Anna Magnagni.
C’est le regard amoureux dont elle emmaillote son grand garçon, le regard amusé qu’elle promène sur ses embarras, le regard affolé qu’elle projette sur les incartades qu’il pourrait commettre, mais indulgent sur celles qu’il a déjà commises, c’est le regard approbateur qu’elle pose sur ses bonnes intentions, mais soucieux envers celles qui cachent de mauvaises tentations, c’est le regard suppliant dont elle implore ceux qui pourraient lui venir en aide et le regard rancunier dont elle fusille ceux qui la lui refusent, c’est le regard aguicheur qu’elle envoie valser à la face des hommes qu’elle veut et agressif à la face des hommes qu’elle ne veut plus, c’est le regard fier qu’elle porte sur ses réussites, froid sur ses échecs, imperturbable sur les aléas, jamais désabusé, jamais résigné, jamais blasé, c’est le regard détaché sur son passé, assuré sur leur présent, lumineux sur notre avenir, c’est le regard noyé, brouillé, inondé, qu’elle lance comme une bouée – quand gît son fils, après avoir perpétué son dernier méfait, dans la cellule d’une prison infecte – par-dessus les toits de la cité, mais c’est aussi le regard droit, croyant, confiant, triomphant, conquérant qui embrasse la coupole coruscante de l’église qui se déploie sur ses ardoises, c’est ce regard-là qui nous habite, longtemps après la projection, quand on a lâchement tourné le dos à Mamma Roma.
Mamma Roma n’est pas une mère qui est possessive, c’est une mère qu’on a possédée. Ancienne prostituée engrossée par un client – qui s’est poussé (évidemment) –, elle l’a élevé, son bébé, dans l’amour dont elle ne pouvait faire l’économie et le confort que les pauvres sont réduits à rêver. Elle le couve de son regard. L’éclaire de son regard. Le tance de son regard. Il deviendra quelqu’un... en se servant de sa tête. Mais de tête, il n’a pas. Du moins, pas encore. Il n’a jamais fréquenté l’école. Elle lui sert de maîtresse. Du haut de sa chair. Dodue. Charnue. Replète. Vieillie. Rebondie. Elle le garde, le regarde, le met en garde. Parce qu’elle sait, elle, que le monde n’est pas l’fun, qu’il est rempli de p’tits bums, qu’elle remet d’ailleurs à leur place quand ils se mettent sur son chemin, d’hommes veules et de femmes viles, de créatures fourbes, fatales, trompeuses, enjôleuses, qui n’ont d’yeux que pour la bourse, en-deçà de la ceinture. Elle le sait trop bien, elle en fut une. Elle connaît bien ce monde. Elle en fit partie.
Il doit se tenir droit, Ettore (Ettore Garofolo), et parler bien, utiliser à escient le peu de mots qu’il possède et agir selon les modèles qu’il s’invente. Elle en a fait des sacrifices, pour lui, pour qu’il puisse jouir d’une vie décente, mais sans jamais s’en plaindre, sans jamais les lui faire payer, sans même lui demander de demander pardon. Parce que Mamma Roma est abnégation. Elle a amassé les clients et empilé le cash. Elle a sa petite fortune, maintenant. Elle peut bien rire. D’un rire rauque, frondeur, tonitruant. D’un rire qui se réverbère dans la nuit des lampadaires, au moment où elle fait des adieux à son milieu, que la caméra capte à reculons, tout au long de sa déambulation, quand, vers elle, elle s’avance, pendant un épique plan-séquence lors duquel elle envoie paître, dans un dernier éclat, les hypocrites qui sont dans le champ.
Elle rêve pour lui, espère pour lui, voit loin pour lui. Elle manie, manœuvre, magouille, manigance, magnanime Magnani. Elle fera chanter les petits puissants, danser les superbes crapules, elle tirera toutes les ficelles, éteindra tous les feux de paille. « Mon fils est un ange. » Il ne s’abaissera pas. Il ne se souillera pas. Elle n’en fera pas un ouvrier. Elle ne l’a pas mis au monde pour qu’il en voie la misère. Elle n’en a pas accouché pour qu’il reste couché. Elle ne lui a pas donné le jour pour qu’il y mette fin. Non, son fils sera un exploit, pas un exploité. Car c’est bien là le message que vocifère Pasolini, communiste invétéré.
Mais Ettore est un ado. Il doit découvrir les amitiés, l’amour, le sexe, la vie et tomber vite dans les pièges de l’amour qu’elle lui veut éviter. Il jouira, dans un terrain vague, d’un état d’âme qui le sera tout autant. Il promettra monts et merveilles et colliers (en) h(or)s de prix à une fille facile, sur laquelle le village est passé, son grand amour, l’amour de sa vie qu’il n’a pas encore commencée. C’est dans les ruines qu’il se ruinera. Il sera contraint de voler sa propre mère et de ses propres ailes, pour lui en mettre plein la vue et l’avoir pour la vie. Mais ça ne se passe jamais comme on pense.
Si Pasolini nous permet de regarder le regard de la mère, il ne lui permet pas toujours de regarder ce que, nous, on regarde. Ce sont deux points de vue différents qu’il adopte. C’est une question de focalisation. Déchirante déchirure. C’est nous qui sommes sans cesse témoins des efforts de la mère (qu’elle déploie à l’insu de son fils) et des écarts de son fils (qu’il commet à l’insu de sa mère). Et si c’est le regard de la mère qui frappe le plus dans ce film, c’est surtout ce qu’il ne montre pas qui mérite d’être vu. Dans ce scénario amoureusement ficelé par un Pasolini si proche et si aimant des « petits, des obscurs, des sans-grades », ce qui émeut le plus c’est ce qu’il garde secret, c’est ce qu’il passe sous silence, ce sont les nombreuses ellipses qu’il nous laisse soin de combler : non seulement l’ancienne vie de Mamma Roma, son premier client, son unique enfant, mais surtout les réactions de la mère devant ses larcins sans conséquences, puis devant ses plus graves forfaits, devant le congédiement du restaurant où elle l’avait fait entrer, devant son abandon de l’école où elle l’avait même inscrit (autre moment également ellipsé, l’inscription), devant le visage tuméfié qu’il lui présentera lorsqu’il rentrera, humilié, du lotissement où les coups volent bas entre adolescents d’amour friands. Jamais on ne la verra rugir, gémir, maudire, serrer les poings, pleurer, éclater, vociférer. Parce que Mamma Roma est amour. Et qu’il revient au public de prendre sur lui sa colère.
Quand son rejeton sera jeté en prison, ceinturé à une table, appelant la maman à qui il s’en veut maintenant de ne pas avoir été plus attaché, pleurant la mère qui l’a pourtant tant aimé, elle n’apparaîtra jamais dans le cadre, Mamma Roma. Et le montage nous la révélera, inclinée vers l’avant, ahanant, traînant sa charrette dont les roues couinent, sans se soucier des pleurs qu’elle n’entend pas. Elle poursuivra son travail, honnêtement, Mamma Roma. Parce que Mamma Roma est une femme forte et que son regard porte. La dernière image du film, saisissante, c’est Mamma Roma qui nous regarde regarder son fils. Et le film cesse. Et on lui tourne le dos. Et la vie continue.
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