DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Un été comme ça (2022)
Denis Côté

Normes et déviances au sens extra-moral

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin

« Ce ne sont ni des mauvais, ni des bons films… Ce sont des films. C’est tout. » C’est en ces termes que Denis Côté a présenté ses huit premiers courts métrages lors d’une projection spéciale aux Rendez-vous Québec cinéma en avril dernier. Ce commentaire du cinéaste ne cesse de me revenir en tête depuis que j’ai visionné Un été comme ça.

J’aurais pu faire l’économie de cette remarque assez banale si l’œuvre ne semblait pas entièrement élaborée sur ce dessein : déposséder le spectateur de sa faculté de juger. C’est le corollaire d’une réalisation qui cherche à suspendre le regard moral sur ses personnages, à empêcher toute forme de résolution qui emballerait l’œuvre dans un sens définitif. 

La prémisse du film est glissante, spécialement pour un réalisateur blanc-cis genre-hétéro : trois femmes « hypersexuelles » — Léonie, Geisha et Eugénie — se retrouvent dans une maison de campagne durant 26 jours en compagnie de deux intervenants (Sami et Octavia) qui encadrent le déroulement du séjour. À la manière d’un camp de vacances, elles se verront proposer diverses activités telles que le canoë, l’équitation, les feux de camp, en plus de partager les repas ensemble et de livrer des témoignages sur leur passé sexuel. On aurait sous nos yeux un scénario plutôt standard, convenu, si cette retraite visait à guérir les trois protagonistes de leurs infâmes « troubles » que sont la nymphomanie et l’érotomanie… Mais dans ce cas-là, ce ne serait pas un film de Denis Côté, dont toute la filmographie cherche le pas de côté, l’étrangéisation de la perspective (à commencer par le tournage en Super 16 mm, qui donne un aspect granuleux à l’image), la production d’une certaine « torsion du réel », comme il le nomme lui-même. 

Ainsi, la première scène du film élimine de facto la quête attendue de Léonie, Geisha et Eugénie, qui se retrouvent dans cette maison sans qu’on connaisse véritablement la cause de leur venue : « Vous n’êtes pas ici pour vous faire soigner, vous n’êtes pas malades. » L’animosité palpable qui se fait sentir dans le corps de Léonie (Larissa Corriveau) mâchant frénétiquement sa gomme, de même que la nonchalance du regard d’Eugénie (Laure Giappiconi) et la désinvolture de Geisha (Aude Mathieu) avachie sur le divan, apparaissent pour le moins incompatible avec le fait qu’elles sont venues, souligne-t-on, « de leur plein gré ». L’intrigue se déploie alors sur un doute : que font ces femmes dans cette maison de retraite si rien ne les y oblige ? Certaines répliques viennent accentuer le caractère arbitraire de la proposition : « Pourquoi 26 jours ?, demande Geisha, 30 c’est trop, 23 c’est pas assez ? » À cette question, l’idéatrice du projet, Mathilde (Marie-Claude Guérin), ne trouve pas de meilleure raison à offrir que celle suggérée par Geisha : « 30 c’est trop, 23 c’est pas assez. » Il se dégage de ces dialogues comiques un vague sentiment d’absurdité, qui n’est pas sans donner à Un été comme ça des airs de conte, de rêverie. Exit les certitudes, cette retraite ne repose sur aucune vérité, loi morale ou discours péremptoire ; Mathilde avoue d’ailleurs que « la nécessité de cette démarche est discutable et objet de débat ». Le titre du film fait ici mouche, en surlignant la dimension arbitraire du contexte qui les unit : un séjour comme ça, un été comme ça

 

*

 

Dans une relation thérapeutique, les rôles s’écrivent à partir du rapport entre deux sujets : un patient est généré par le soignant et réciproquement, le soignant existe parce qu’il y a un patient. S’il n’y a personne à soigner, quel est donc le rôle des trois femmes et des deux intervenants ? L’hésitation s’installe d’autant plus que les intervenants apparaissent aussi comme deux présences contingentes, gravitant dans ce paysage sylvestre sans véritable désir — ni de soigner, ni de contraindre : « Ici, personne ne se fait interdire de quelconque pensée ou comportement sexuel ».Les trois femmes hypersexuelles partageront donc ce cadre intime de la maison de campagne avec Octavia (Anne Ratte-Polle), une chercheure teigneuse, bisexuelle et fraîchement débarquée d’Allemagne qui traverse une séparation, et Sami (Samir Guesmi), qui avoue n’être ni médecin, ni thérapeute et qui bafouille au moment d’expliquer les raisons de sa présence dans la maison : « Pourquoi je suis là ? C’est une excellente question… Ben.. d’abord parce que j’ai besoin d’un boulot, aussi simple que ça… sinon plus sérieusement, je travaille à Montréal dans un centre jeunesse, je collabore aussi parfois avec le département de psychiatrie à l’université. Et j’aime les gens. Je fais confiance aux gens. Je n’ai pas d’autre secret. » C’est dans cette phrase que loge en fin de compte la véritable quête des personnages. Le film embraye en effet sur la quête des trois femmes à connaître les « secrets » de Sami et d’Octavia, d’entendre le « désir du thérapeute », pourrait-on dire en employant le langage psychanalytique. Comme pour annihiler toute relation verticale et pour abolir la distance entre les personnes « déviantes » et « saines » dans ce sanctuaire, les trois femmes ne cessent de questionner les intervenants sur leur passé, leurs perversions et leurs fantasmes : « Toi, Sami, tu as le fantasme du sauveur ? », demande Geisha.

Sami et Octavia se verront sans cesse confrontés à leurs propres désirs en raison des avances sexuelles que leur adresse de manière répétée les trois femmes — jusqu’où pourront-ils résister à ces tentations ? Tout semble dès lors annoncé dans l’une des premières répliques du film : « [la retraite doit] provoquer un déplacement de[s] obsessions sexuelles » ; un déplacement, effectivement, aura lieu, mais il prend forme dans le passage entre les hypersexuelles et les intervenants, qui deviennent à leur tour des êtres tourmentés par le désir sexuel, en proie à la transgression. 

Entre la nature désinhibée de Geisha, qui aurait aimé être architecte ou artiste, mais qui a fini par accepter sa nature profonde (« J’aime le cul pis c’est toutte, je fais de mal à personne… ») et Octavia, plus secrète, hantée par la transgression et crispée par le refoulement, on se demande si l’une des deux postures est plus enviable. C’est dans ce jeu de miroir entre ces femmes soi-disant « déviantes » et ces intervenants « non-déviants » que Côté réussit à déconstruire, sans politiser bêtement son œuvre, l’idée d’une norme transcendante. Dans ce huis clos en marge du monde, la ligne entre le bien et le mal ne cesse de se déplacer, de s’éroder, jusqu’à finalement disparaître carrément au profit d’une conception relativiste de la sexualité : c’est dans l’œil de l’autre qu’une femme devient « malade », qu’elle prend les traits de l’« obsédée », tandis qu’elle apparaît puissante et libérée dans un autre contexte, sous un autre regard. 

L’unique regard moral arrive d’ailleurs tardivement dans l’œuvre, dans l’une des dernières scènes, par le personnage de la cuisinière, Diane (Josée Deschênes). C’est l’un des rares moments où Geisha se perçoit comme déviante : 

Geisha : Tu nous aimes pas, hein, Diane ? 

Diane : C’est difficile des fois. […] Je vais te le dire le plus gentiment et respectueusement possible, OK ? […] Je te souhaite de te voir autrement. Autrement que par le regard des autres sur toi. Pis par le désir des hommes. Ça serait la fin de quelque chose pis le début d’autre chose.

Cette réflexion sur la façon dont nos rôles sociaux s’écrivent nécessairement dans le regard de l’autre — être aimé ou haï, désigné comme bizarre ou normal — est traitée d’une manière très subtile par Côté. À travers ce floutage des rôles, où personne n’incarne le soignant ni le patient, naît une question qui irrigue tout le récit : qui est malade ? Qui soigne ? Qui est déviant ? Qui ne l’est pas ?

L’originalité du scénario réside dans le fait d’avoir mis en scène des femmes abusées, mais qui ne se conçoivent pas comme des victimes — fantasme masculin, s’il en est un (« la femme qui jouit en étant violée »). À titre d’exemple, Léonie avoue ne ressentir que de l’excitation après avoir raconté, sur un mode qui tutoie la mélancolie, les viols répétés de son père durant son enfance. Même chose du côté de Geisha, travailleuse du sexe, qui livre ses diverses expériences sexuelles avec la fierté d’une conquérante. Dans une logorrhée où elle identifie la genèse de son obsession pour le sexe, elle raconte une scène de son adolescence où elle a vu une fille se faire prendre par « cinq-six gars sur une table de billard » : « On parlait d’elle comme d’une victime. À l’école tout le monde l’appelait la nympho. […] J’arrêtais pas de penser à elle. Je sais pas dans ma tête c’était pas la victime, c’était pas la pauvre fille, c’était pas un viol. Pour moi c’était elle la fille forte, c’était elle qui l’avait cherché, c’était elle la prédateur [sic], elle était wild. Libre. »

Si cette manière de représenter le désir féminin est peut-être sous-tendue par un fantasme masculin, le film offre tout de même un contrepoids à la pléthore d’œuvres cinématographiques et littéraires qui font le récit d’agression ou qui mettent en scène des femmes objectifiées, en proie au désir des hommes. Côté exploite ici une histoire où trois sujets féminins se montrent désirants et pleinement consentants, sans toutefois succomber à l’érotisation de ses sujets. 

Or au-delà de cette fable sans victimes, c’est peut-être encore davantage par sa façon d’élaborer une fiction « plate », au sens d’horizontale (comme il nous le dit en entrevue), que l’œuvre de Côté déjoue nos attentes. En trouant le film de scènes sans but, sans motif sinon que de créer une vacance dans le montage (ex. : scènes équestres, le souper de homards), le réalisateur en vient à miner la narrativité de son œuvre. De fait, bien que le long métrage s’étire sur plus de deux heures, le montage est construit de telle sorte qu’on n’éprouve pas le sentiment du temps qui passe, comme si le film ne progressait pas, comme si les sujets n’évoluaient pas d’une manière longitudinale dans l’espace-temps. Gravitant dans ce scénario lancinant qui se mord la queue, les trois femmes en viennent presque à s’indistinguer, à se confondre, dans ces séquences qui avancent et reculent, stagnent, sans direction — où ce séjour aboutira-t-il ? C’est peut-être là que loge l’une des dimensions les plus déroutantes du film.   

Outre le scénario, la mise en scène contribue également à suspendre notre faculté de juger. Les gros plans abondent, notamment dans le début du film ; or cette perspective ne permet pas de cerner un détail, ni d’accéder à une plus grande intimité du sujet. Ces prises de vue instables, filmées en caméra à l’épaule, ont plutôt l’effet inverse, en empêchant de saisir le sujet dans sa totalité. Ces plans enferment les personnages dans un cadre serré et les isolent en les soustrayant de leur espace. Plusieurs scènes s’articulent ainsi autour d’un monologue filmant un visage de si près qu’on ne sait pas à qui ce discours est adressé. Ce mécanisme a un double effet : d’une part, le spectateur devient le dépositaire du discours et, d’autre part, l’absence du destinataire accentue en même temps son importance, en créant une tension vers lui : à qui parle-t-on ?

En réverbération avec ce cadre instable tourné à l’épaule, qui saisit depuis des perspectives constamment inédites ses personnages, les vacancières fluctuent à la fois sous nos yeux, mais aussi dans le discours des personnages. Tour à tour craintes, repoussées, désirées, enviées, admirées, méprisées, prises en pitié, le miroir qu’on leur tend n’est pas fixe, si bien que le spectateur ne peut se saisir d’une représentation cohérente des personnages. C’est à la fois dans le discours autoréflexif (comment Geisha, Léonie et Eugénie se racontent) et dans le discours des autres personnages sur elles qu’elles semblent traverser de nouveaux paysages intérieurs : affamées, mélancoliques, obsédées, anxieuses, désorientées, conquérantes, fières, assumées, déterminées, frondeuses. Entre ces pôles moraux — femmes obsédées, abusées ou libres —, impossible de poser un jugement définitif sur elles, tant on change de continuellement de focale.

Il faut également mentionner que l’hypersexualité n’est pas donnée à voir. L’œuvre ne parvient pas (ou ne cherche pas) à montrer que, chez ces femmes, la pensée charnelle s’insinue en toutes choses, en toutes circonstances. Côté a certes fait le pari de rendre cette obsession par la parole plutôt que par le corps (à part quelques scènes de masturbations qui ne sortent pas de l’ordinaire et d’autres rares séquences plus trash, comme Geisha qui enchaîne les uns après les autres les joueurs d’une partie de soccer, le film demeure assez pudique), mais la parole ne réussit pas elle non plus à expliciter le trouble sexuel. Les pensées libidinales ne sont que ponctuellement exprimées, au point que l’obsession passe souvent inaperçue — ainsi ces femmes ont-elles l’air absolument « normales ». On a donc l’impression qu’il manque un motif discursif dans l’œuvre, tel qu’un retour incessant du sexe dans le discours des protagonistes qui empèserait le film et qui permettrait vraiment de s’identifier à ces femmes. Le réalisateur a-t-il cherché, par ce processus, à suggérer la part d’emprisonnement en soi que suppose ces troubles sexuels, en envisageant ici l’obsession sexuelle comme une condition à vivre dans la solitude, qui implique un repli sur soi ? Peut-être, mais il semble plutôt plausible qu’il ait voulu, en jouant sur cette pudicité visuelle et discursive, frustrer le désir du spectateur. De la même manière qu’il enserre les visages avec sa caméra pour nous empêcher d’appréhender totalement les personnages, il faut deviner le trouble de ces femmes, l’imaginer.

Par cette manière de chuchoter la sexualité de ses héroïnes et de laisser nombres d’éléments en suspens, Un été comme ça est certainement le film le plus bergmanien de Côté, depuis le titre (qui rappelle Un été avec Monika [1953]), le générique d’un rouge pompier qui rappelle le graphisme de Cris et chuchotements (1972) tout comme le scénario qui se donne des airs de conte inquiétant campé dans le cadre anxiogène d’un habitacle isolé, sans parler de la finesse des portraits psychologiques et du jeu des comédiennes (Anne Ratte-Polle n’est pas sans faire penser à Liv Ullman) résolument théâtral (accents toniques appuyés, silence au milieu des phrases, intensité du regard), qui apparaît peu naturel.

 

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Dans l’une des dernières scènes du film, Sami, rongé par la culpabilité, livre son sentiment d’échec à sa collègue : « Il n’y a pas de conclusion, pas de résolution, ni cette année ni l’an dernier ». Sorte de pied de nez au processus thérapeutique qui aurait un effet « magique » sur la vie des patients, l’œuvre ironise constamment sur le concept même du « traitement thérapeutique vertical », grossissant par des effets théâtraux la fumisterie du savoir détenu par les psychologues, suggérant par là même la futilité d’une cure par la parole : à la fin du film, rien n’a évolué. Cette irrésolution est une pure provocation, comme si on avait cherché par le délitement de l’œuvre, par sa propre dénégation, à montrer la vanité des théâtres mentaux et de leur symptomatologie.

Long métrage féministe ou énième actualisation du male gaze ? C’est sans doute mal poser la question. Car si Un été comme ça est une œuvre ouverte, ce n’est pas dans le creuset moral ni idéologique qu’elle puise ses interrogations. L’ouverture de l’œuvre loge plutôt dans son refus de la narrativité, par sa frustration perpétuelle du désir du spectateur qui voudrait subsumer les personnages dans un rôle social, par l’absurdité d’un cadre thérapeutique sans thérapeutes…

Denis Côté suggérait récemment qu’il concevait ses films non pas comme des « œuvres », mais plutôt comme de simples « gestes ». C’est peut-être la meilleure façon en effet de décrire l’humilité d’Un été comme ça : un geste explorant un territoire extra-moral. 

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Critique publiée le 19 août 2022.