Quand il était ti-cul, Elvis a subi de l’intimidation à l’école. Solide. Il était pauvre, le gars. Crissement pauvre. Et comme il venait, avec ses parents, de quitter Tupelo, il était nouveau. C’était un plouc... un bouseux... un péquenaud... à l’image de son père, Vernon, homme taciturne, sans colonne ni ambition. Seul dans son coin, Elvis était petit, pensif, craintif, crasseux, soucieux, soumis, réfléchi, renfermé, complexé. Il bégayait. Il portait une salopette. Il était différent. C’était un rejet. Une cible facile. De plus, il était exagérément couvé par une mère exagérément anxieuse, laquelle avait accouché de jumeaux, dont l’autre, Jesse, mourut à la naissance. « Lorsqu’un jumeau meurt, le survivant hérite de toute la force des deux. », lui répétait-elle. Lourd fardeau à porter ! Dans le film de Baz Luhrmann, ces épisodes, pourtant déterminants, ne sont que pâlement esquissés. Toutefois, Helen Thomson pondra une mère poule parfaite et Richard Roxburgh brillera dans le rôle du père éteint.
Avec sa mère — et accessoirement son père —, Elvis formait une cellule « à part », coupée du monde, se méfiant de lui. Ils se recueillent à l’église. Religieusement. Les spirituals l’émeuvent. Les cantiques le transportent. Les gospels le soulèvent. Il remue, gigote, tape du pied. Incapable de tenir en place. Il baigne dans le country, mais écoute du blues. Compulsivement. Il se jette dans la musique noire que les auditeurs blancs rejettent. Il subira une forme d’ostracisme dans sa propre communauté. Dans le film, ces moments décisifs sont au moins suggérés, peut-être même un peu trop appuyés. On peut douter qu’Elvis ait tissé des relations aussi étoffées avec la communauté noire en général. Ça devait sans doute être de bon ton.
À la fin de son primaire, il demande un vélo pour son anniversaire. Comme elle avait trop peur qu’il se casse la gueule, sa mère lui offrira une guitare. Il commencera à gratter. Tout croche. Il grattera tout croche toute sa vie. Mais avec toujours plus de clinquant et d’ostentation, pour détourner l’attention. Il l’apportera à l’école. Pour faire valoir, sinon son talent, du moins sa passion. « Puisque personne ne veut jouer avec moi, dut-il se dire, je vais jouer avec ma guitare. » Des p’tits bums lui couperont ses cordes ! Il recevra des fruits pourris en pleine poire. Élève médiocre, il n’échouera qu’un seul cours : musique. Au secondaire, il veut s’affermir, s’affirmer, s’illustrer. Il tente de jouer le dur, mais en douce. Quand on s’est fait baver et qu’on peine à se faire respecter, on commence par des détails, qu’on n’espère pas trop visibles. On veut se démarquer sans trop se faire remarquer. Il se laque les cheveux. Il enfile des pantalons à pince. Il complète de vêtements disparates. Il adopte une dégaine de cow-boy. Il incline la tête et lance des regards obliques sous ses paupières mi-clauses. Sûr qu’on le croit sûr de lui, il intégrera l’équipe de football du collège. On lui tend un guet-apens. On le roue, on le rosse, on le tabasse. On lui coupe les cheveux ! Le secondaire n’est qu’un mauvais moment à passer. Dans le film, ces revers sont tristement évités.
Comme il ne chante pas mal et qu’il a un joli minois, il participe à des concours amateurs. Il se distingue. On commence à le respecter. Il a le goût de continuer. Non pour se sortir la tête du lot, mais pour sortir ses parents de la dèche. Elvis était un fils de bonne famille — poli, posé, gentil, délicat, déférent — et il le restera toute sa vie. L’anecdote est connue : en 1950, Sam Phillips ouvre Sun Studio à Memphis. Son but : enregistrer et diffuser de la musique noire. Il proposait d’enregistrer quiconque entrait chez lui, un peu comme on entre chez le photographe pour se faire tirer le portrait. Personne n’a vraiment pris son offre au sérieux. Sauf Elvis, qui y enregistra « My Happiness », pour l’offrir en cadeau à sa maman. Ce n’est qu’un an plus tard, alors qu’il travaille pour une compagnie d’électricité, que Phillips rappelle Elvis. Son père le met en garde : ce sera la musique ou l’électricité. Elvis fera les deux. Il électrisera les foules avec sa musique. Dans le film, ces étapes sont trop rapidement peinturlurées.
Rien de bon ne sortira de cette longue séance d’enregistrement, jusqu’à ce que... Jusqu’à ce que Sam ferme le micro et suggère une pause. C’est alors qu’Elvis, ne sentant plus aucune pression, empoigne, pour se détendre, sa guitare et gratouille un blues d’Arthur Crudup : « That’s All Right Mama ». Sam, abasourdi, revient, en catastrophe, ouvre le micro et ordonne de reprendre. And the rest is history (comme on dit). Elvis n’a pas vingt ans. C’est donc parce que le gars était gêné, poigné, replié, timoré, terrifié, c’est parce que le gars aimait la musique que personne n’écoutait, c’est parce que le gars avait un irrépressible besoin de le dire, c’est parce que le gars était tanné, tanné de sa misère, tanné de sa pauvreté, tanné de se faire regarder de haut, tanné de se faire traiter comme d’la marde, que le rock’n’roll tel qu’on le connaît aujourd’hui est né. Oui, le rock est né dans un moment où tous les yeux et toutes les oreilles s’étaient détournés d’un plouc, d’un bouseux, d’un péquenaud qui se pensait tout seul et qui lâchait enfin son fou. Dans le film, cet épisode — capital — est atrocement négligé.
Pourtant, l’anecdote méritait qu’on s’y arrête. Non parce qu’elle marque la naissance d’un nouveau genre de musique dont on mesure encore aujourd’hui l’effet, mais parce qu’elle révèle toute la complexité du gars : Elvis est un ti-cul qui, ayant payé le prix de sa différence, rendra au monde la monnaie de sa pièce. Tout ce qu’il a entrepris, il l’a entrepris pour s’amuser, pour bouffonner, pour fanfaronner, parce que, s’il y avait injecté trop de gravité, on aurait pu se moquer de lui. Encore. La preuve ? Écoutez la face B du 45 tours — « Blue Moon of Kentucky » —, Elvis y plaisante même un peu trop, ne se prend pas assez au sérieux. Qu’à cela ne tienne, il est devenu malgré lui — et ce détail aussi revêt son importance — un phénomène local. On le réclame. On l’envoie en tournée. Le gars a dû monter sur scène pour affronter les foules. Il craint leur réaction, mais ne se dégonfle pas. Il veut acheter une maison à ses parents. Dans le film, cet épisode devient la pierre angulaire du film, mais une pierre grossement taillée. Expliquons.
La scène allait lui permettre de devenir celui qu’il a toujours voulu être : aimé, adulé, admiré. Le « fils à maman » devenait, le temps d’une prestation, le petit garnement qu’il ne pouvait pas être en réalité. Ses vêtements sont encore plus bigarrés, ses cheveux, encore plus gominés. Trois types de gels, qu’il utilisait : un pour les côtés, un pour le derrière, un pour le dessus. Il devait, d’un franc coup de tête, pouvoir se décoiffer pour faire pendouiller quelques mèches sur le devant. Ça lui donnait l’air rebel grâce auquel il voulait en imposer (observez bien Elvis, lors de ses premières apparitions, s’il semble lever subrepticement les yeux au ciel, ce n’est pas pour le remercier, mais pour voir si la mèche est bien tombée). Il est en coulisse. Il est nerveux. On le présente. Il a la chienne. Et si l’on se moquait de lui ? On le nomme. Il apparaît. Ses mains tremblent. Ses genoux claquent. La musique se déchaîne. Et ses genoux aussi. Le public s’émeut, s’emballe, s’époumone. Il ne danse pas. Il ne se trémousse pas. Il shake dans ses culottes. Sa nervosité éclate au grand jour dans des mouvements erratiques qu’on a pris pour des mouvements érotiques. Et il a vu — tel le comédien de Diderot — l’effet que ça avait, et notamment sur les filles. Il en a donc remis des couches. Encore et encore. Il s’est abandonné. Il s’est laissé aller. Il s’est mis au monde. Dans le film, c’est donc un épisode auquel on accorde l’importance qui lui revient. Mais mal. Austin Butler est trop sûr de lui, trop confiant, trop arrogant. Il ne joue pas Elvis, mais il joue celui qu’Elvis jouait. Il évite de nous faire sentir sa fragilité, son humilité, sa sensibilité, son insécurité, sa vulnérabilité. Au reste, sa transe est plaquée, empesée, affectée. Et il se montre mû par un désir de choquer qui n’habitait pas Elvis. Occasion ratée. Bref.
Oui, on lui a reproché — et même interdit — ses déhanchements démoniaques. On en fait grand cas dans le film. Mais on n’a pas compris que cette façon de bouger n’avait rien de provocatrice. « Mes mouvements ne sont pas vulgaires. C’est juste ma façon d’exprimer ce que je ressens. », avait-il tenté d’expliquer. Et il était sincère. La preuve : « Quand je chantais des hymnes avec ma mère et mon père chez moi, je restais immobile et ma posture reflétait ce qu’on ressent quand on chante un cantique. Mais quand je chante du rock’n’roll, mes yeux n’arrivent pas à rester ouverts et mes jambes ne tiennent pas en place. » [1] D’ailleurs, étudiez ses diverses prestations. Elvis ne se trémousse jamais de la même façon selon qu’il entonne « Jailhouse Rock », « If I Can Dream », « Suspicious Mind », « Polk Salad Annie » ou « If You Love Me Let Me Know ». Et Austin Butler, s’il singe plutôt bien quelques-uns des moves les plus connus du King, ne parvient pas à être lui-même habité — ni démangé — par la musique qu’il interprète pourtant. Ses déhanchements ne viennent pas de lui, mais de l’autre. Butler, c’est la face B.
Pourquoi son interprétation ne convainc-t-elle pas ? Pourquoi n’offre-t-il pas un Elvis crédible ? Si c’est le chant qui le sortit de l’anonymat, c’est son charme qui en assit la réputation. Un charme puissant, irradiant, incomparable. Elvis exerçait un effet sur les foules et les filles qu’il dut lui-même apprendre à maîtriser. Certes, sa musique était inqualifiable : blues, bluegrass, country, hillbilly...? Il n’y arrivait pas lui-même. C’était comme ça. Il pouvait transformer, sans le savoir, un country en gospel, un blues en rock. En studio, on lui demandait souvent, avec excitation, de refaire ce qu’il venait de faire. Il ne savait pas ce qu’il « venait de faire ». Il était tombé en transe. Il reprenait tout ce qu’il aimait en y ajoutant quelque chose d’ineffable, d’innommable. Comparez les versions qu’il a offertes avec les versions qu’il a piquées, vous le sentirez, sans toutefois pouvoir clairement le nommer. Ce qui a fait Elvis, ce n’est pas un don, ce n’est pas le talent, c’est une attitude, un genre, un style, une façon d’être, de sentir, de se tenir, de marcher, de bouger. Et c’est ce qui échappe à Butler. Comme il n’arrive pas à s’oublier, nous n’arrivons pas à l’oublier non plus.
En revanche, s’il est une qualité à reconnaître au scénario, c’est la relation (on dirait aujourd’hui) « toxique » entre Elvis et le Colonel Tom Parker (admirablement joué par Tom Hanks, méconnaissable et affreusement ratoureux) qui, croisant son chemin, verra tout le profit à tirer du jeune chanteur. Ce bonimenteur de pacotille, cet entourloupeur de première, cet administrateur de haut parage élèvera son poulain au rang d’étalon. Ce producteur en fera un produit. Littéralement. « Quand on a un produit, on le vend. », se plaisait-il à répéter. Le colonel était à la bonne place au bon moment pour faire de cette nouvelle marchandise — elle aussi à la bonne place au bon moment —, le symbole de la jeunesse américaine de l’après-guerre. Sans lui, oui, Elvis serait sans doute resté une star locale aux cheveux gras et aux vêtements mal assortis. Et comme Elvis était immature et malléable, il s’est laissé mener. Il l’a toujours reconnu : « J’ai eu de la chance... j’ai eu de la chance... » Elvis voulait chanter, le colonel allait le faire chanter. En cela, au moins, le film est réussi.
Il a eu de la chance, mais il a eu peur aussi. Constamment. Peur de ne plus être aimé, adulé, admiré. « Le Seigneur peut donner... le Seigneur peut reprendre... » C’est pour ça, d’ailleurs, qu’il demeurait humble, modeste, réservé. « La Bible dit qu’on récolte ce que l’on sème... et si je sème le mal, ça me retombera dessus. », craignait-il. Il agit selon ce qu’il pense être la volonté de Dieu. Il ne fume pas. Il ne boit pas. Mais le service militaire — qui devait rapporter gros —, lui fait découvrir le monde, les femmes et les amphétamines. Imaginez le plouc, le bouseux, le péquenaud de Tupelo qui débarque en Europe. Il veut bien passer incognito dans son vêtement militaire, mais on le reconnaît, on se l’arrache. Il surfe sur sa réputation. Il en profite. Pendant que ça passe. Sa mère est décédée avant son départ. C’est un grand garçon maintenant. Il constate qu’il peut tout avoir. En un claquement de doigts et un tour de rein. Il n’avait même plus besoin de faire ni de la musique ni de films. Il était une star. Il était Elvis. Et il l’apprenait un peu plus chaque jour. Dans le film, cette étape importante est réduite à l’amourette naissante avec Priscilla (qui, apparemment, n’aurait en rien participé à l’écriture du scénario). Elle n’était qu’un coup de foudre parmi d’autres. Dommage qu’on ait fait passer ce Don Juan pour un Roméo.
Quand il rentre d’Europe, son service terminé, rien ne sera plus pareil. Il enfile les navets et les nanas. Comme il s’ennuie, il s’éclate. Artificiellement. Il se goinfre d’amphétamines la nuit et de somnifères le jour. Et parce qu’Elvis est un gars généreux, il en distribue à tout vent, pour qu’on puisse le suivre, pour qu’il ne soit jamais seul, pour qu’il demeure toujours le centre. Parce qu’Elvis jalousait toute relation qui se formait autour de lui sans lui. Il souffrait d’insécurité. Il manquait d’assurance. Il ne faisait confiance à personne. Il se méfiait de tout le monde. Il avait continuellement besoin de compagnie. Il se brûlait par les deux bouts : Dexédrine, Placidyl, Hycodan, Seconal, Tuinal, Démérol, Donnatol, Dilaudid, Méthadone, Méthaqualone, Quaalude, Valmid, Valium, speed, opiacés, sédatifs, laxatifs, ritalin psychotropes, cortisone, cocaïne, codéine, stéroïdes, tranquillisants, barbituriques, antidépresseurs... Des « médicaments » pour get up, des « médicaments » pour get down. Il en mourra. Mais ça, il ne le sait pas encore. Pour l’instant, il est immortel. Elvis, c’est un plouc, un bouseux, un péquenaud qui, chaque fois qu’il se réveillait, devait se dire, comme pour s’en convaincre lui-même : « Je suis Elvis... Je suis Elvis... » Et le régime auquel il carburait est, dans le film, honteusement atrophié.
Elvis est immortel, mais il s’ennuie mortellement. Il ne peut pas mettre un pied dehors sans se faire attaquer par des hordes de fans. Son univers se réduit à des amis, à des cousins, à des musiciens, à des gardes du corps, certains jouant d’ailleurs tous ces rôles à la fois : la « Memphis Mafia ». Cet entourage, pourtant continuellement autour de lui (et qui n’est présentée que subrepticement dans le film — Gardez l’œil ouvert !), était payé pour le protéger du monde (comme ses parents dans sa jeunesse), pour lui obéir au doigt et à l’œil, pour exaucer ses moindres caprices, pour rire de ses farces, pour réagir à ses excès. Quand on a été victime d’intimidation, quand on s’est fait abaisser, rabaisser, tabasser, on se dit que ça ne nous arrivera plus jamais. Elvis a donc vécu dans un univers feint, factice, parallèle. Il n’a jamais connu la vraie vie. Il n’a jamais rien fait de sa vie. On a toujours tout fait pour lui. Alors, il dépense sans compter : des voitures, des chevaux, des armes. Il cherche à tuer le temps. Il donne à tout venant. Parce qu’il veut des amis, combler des places vacantes. Or, de ce vide, de ce vague, de cette vacuité, Baz Luhrmann n’ose remplir son film.
En attendant, Elvis collectionne les filles, les fillettes, les nymphettes, les jeunes vierges, essentiellement, en socquettes et en bobettes. Blanches. Il est, semble-t-il, toujours poli, toujours courtois, ne brusque rien, se retire à temps. Il parle, enlace, pelote, embrasse, regarde la télé... il va le plus loin possible, sans toujours consommer, quelquefois en lisant la Bible. Il aime se faire choyer, soigner, cajoler, dorloter, materner. Il redevient le petit garçon qu’il n’a jamais cessé d’être, pas sûr de lui, mais sérieux, profond, l’enfant capricieux à qui on n’a jamais rien refusé, à qui on a toujours tout cédé. Ils restent en pyjama, se battent avec des oreillers, jouent à cache-cache. Tout ça pendant que Priscilla vieillit, quelque part en Europe, qu’elle devient une femme, pour se donner légalement à lui. Et ces lubies, ces fantaisies, ces fantasmes, sont, dans le film, complètement censurés.
Au bout de dix années de descente aux enfers, à baiser des filles et à claquer du fric, Elvis vit une crise existentielle. Profonde. Il se sent dépassé. Il a perdu le contrôle. Il n’a plus rien fait de bon. « Je suis Elvis... Je suis Elvis... », doit-il continuer de se répéter, sans trop y croire, quand il débuzze. Mais Elvis est un rêve, un désir, une image. Et « c’est très dur, avouera-t-il, d’être à la hauteur d’une image. » C’est exactement ce que voulait en faire le Colonel dont le credo était : « La nature humaine fait que ce que les gens désirent le plus, c’est ce qu’ils ne peuvent avoir. » Il trouvera en Larry Geller, son coiffeur — et gourou (inexplicablement absent du film) —, l’interlocuteur souhaité. « Pourquoi j’ai été choisi pour être Elvis Presley ? », se demandait-il avec naïveté. Il est seul. « Personne n’a idée de ma solitude et du vide que je sens en moi. » Il se montrait blessé par les jugements que l’on formulait sur lui. « Personne ne sait vraiment qui je suis. » Il était prisonnier de l’adulation d’un public qu’il ne pouvait pas décevoir. « Je ne crois pas que je chanterais comme ça si Dieu ne l’avait pas voulu. Ma voix est la volonté de Dieu, pas la mienne. » Il se cherche. Cherche un sens à sa vie. Veut comprendre le sens de la vie. Il dévore quantité de livres sur la spiritualité. Il envisage même de devenir moine. Mais le paradoxe, c’est qu’il n’aurait plus été Elvis et qu’il n’aurait plus eu à répondre à ses questions. « On ne se souviendra pas de moi. Je n’ai rien fait de durable. Je n’ai jamais joué dans un futur classique de cinéma. », constatait-il, désabusé. « Ma mission est de rendre les gens heureux avec de la musique. », concluait-il. Il est alors convaincu d’être envoyé sur terre pour divertir le peuple, amuser les foules. Et c’est en ce sens qu’il veut maintenant agir. Or, la musique a changé. Les Beatles occupent le paysage depuis un moment. Elvis n’est plus à la mode. Il est marié. Il a grossi. Il a trente ans. Est-il fini ? Et de cette crise — pourtant essentielle pour comprendre les doutes qui le rongent et le regain qu’il connaîtra —, nulle mention dans le film.
À l’âge du christ, Elvis se considérait non comme un passeur, mais comme un imposteur. Il a toujours reconnu sa dette envers la musique noire. Son aveu nous fait sentir toute la détresse de l’homme derrière les paillettes : « Je n’ai jamais écrit une chanson de ma vie. C’est une vaste arnaque... je touche un tiers des crédits pour enregistrer des chansons. Et ça me donne l’air plus malin que je ne le suis en réalité. » Il n’a jamais écrit une note, jamais couché une parole, il grattait quelques accords à la guitare, plaquait quelques accords au piano... Et dans le film, on reconduit le mythe du « King of rock’n’roll » qu’il refusait lui-même de porter. Occasion ratée. Derechef. C’est malheureux. Tout ça, c’est le fruit d’un historique accident de parcours. On aurait aimé que ces images le rendissent clair.
Est-il devenu le has been qu’il redoutait ? Arrive le « Comeback » de 68. C’est là que ça se décidera. Le colonel veut un show de Noël. Elvis n’y croit pas. Elvis n’y croit plus. Elvis suivait son instinct en musique, comme le Colonel en affaire. Et quelque chose lui dit que ce show sera l’occasion de montrer au monde de quoi il est capable, de leur montrer ce qu’il aime vraiment : les spirituals, les cantiques, les gospels. Il fallait être couillu. D’autant plus que les frictions entre les deux hommes sont à leur paroxysme. Le film le montre bien, au moins. C’est d’ailleurs ce qu’il montre le mieux. Mais on ne sent pas l’essentiel, ce qui se situe en amont de cet événement sans précédent. Il faut comprendre que, quand il met le pied sur cette scène qui rappelle un ring de boxe, il a dix ans de combats perdus derrière lui. Il voudrait disparaître dans les fleurs du tapis, mais il n’y en a pas. Il voudrait longer les murs, mais il n’y en a pas non plus. Il est littéralement encerclé, entouré, encadré, par des spectateurs vaguement intéressés, qu’on a tirés par la manche à la dernière minute. Il s’assoit, jette des coups d’œil furtifs à ses musiciens, à ses chums. Voyez comment il ne regarde jamais le public, mais toujours ses amis. Plus tard — parce que le show télé – Dieu merci ! — aura marché — ça sera pareil. Sur toutes les plus grandes scènes des États-Unis, Elvis chantera de côté, pour s’assurer qu’il n’est pas fini, qu’il est encore bon, qu’il est toujours le meilleur, pour trouver une fraternelle rétroaction dans le regard de sa gang, payée pour l’aimer, l’aduler, l’admirer. Parce que sinon, il aurait chancelé, il se serait écroulé... affaissé... effondré. Or, de ce combat intérieur, le film ne dit mot. Déception.
Le « Comeback » est un succès. Elvis se donne, se dépasse, se surpasse. Même si son mariage va mal (et que le film laisse croire le contraire). Jamais il n’a été aussi en voix, aussi en forme, aussi présent, aussi vivant, aussi rayonnant. Sa carrière reprend. Et le fun aussi. Cette espièglerie, qui ne l’a jamais quitté, éclatait dans les coulisses des théâtres comme dans le couloir des hôtels. La « Memphis Mafia » se transformait en bande de gamins mal élevés : pistolets à eau, pétards à mèche, tartes à la crème... Et cet esprit bon enfant se poursuit sur la scène. Elvis y fait le pitre, blague, plaisante, plastronne, s’autodénigre... Cette amitié, cette fraternité, cette convivialité ne transpire aucunement du film.
Et puis son divorce, en 1972, annonce déjà le début de la fin. « Nous ne faisons plus l’amour. », lui lance la Priscilla jouée par la ressemblante Olivia DeJonge. Or, voilà près de cinq ans qu’ils ne baisent plus ! L’histoire est pourtant connue : Elvis ne pouvait faire l’amour à une mère. Et Lisa Marie est née avant le « Comeback ». Il a donc continué de batifoler, tantôt dans sa face, tantôt dans son dos. Cet aveu de bon aloi évacue du film ce papillonnage pour faire croire à une relation de couple (presque) exemplaire. À partir de ce moment, c’est la (re)chute. La descente aux Enfers. Les drogues commencent à lui nuire. Bouffi. Boursouflé. Défiguré. Dépressif. Paranoïaque. Incohérent. Sur scène, il trébuche, marmonne, oublie ses paroles, traite parfois ses fans de tous les noms, ridiculise ses choristes, engueule ses musiciens (mais ne congédie pas son gérant !). Il n’a plus de filtre. Il déblatère plus qu’il ne performe. Il redouble ses doses. Reçoit des injections. « The only thing that is important is that he’s on that stage tonight! » Ce n’est plus de l’autodénigrement, c’est de l’autodestruction. « Je parie que je pourrais les mettre dans tous leurs états rien qu’en rotant. ». Vraiment !? « Je suis Elvis, après tout ! » Il perd la carte. Le film donne tout de même une idée de ces malheureux écarts de conduite, mais il nous en rend curieusement responsables. « C’est vous qui avez tué Elvis... »
Pourtant... les problèmes de santé s’additionnent. Obésité. Saute d’humeur. Trouble du sommeil. Difficulté respiratoire. Ulcère. Glaucome. Hypertension. Constipation. Incontinence. Cholestérol. Obstruction pulmonaire. Pli ganglionnaire. Perte du sens de l’orientation. Déformation de l’intestin. Œil... Foie... Vessie... Colon... Estomac... Un an avant sa mort, on attendait déjà qu’il meure. On le retrouvera les culottes à terre, couché devant son bol de toilette, la figure étalée dans ses vomissures. Mais de cela, nulle mention dans le film. Évidemment.
En somme, Elvis c’est un très long film sur la vie d’Elvis duquel Elvis est absent. Et c’est pourquoi cet article se présente comme une très longue critique de film de laquelle le film est absent. Certes, il carbure lui-même aux stéroïdes, abusant des écrans fragmentés, des mouvements rotatifs, des couleurs saturées, hachurant son montage, accélérant les scènes, télescopant les genres musicaux, mais, une fois l’effet euphorisant passé — derrière tout le clinquant, le vide ? —, nous nous retrouvons dans une sorte d’abyme qui se rapproche sans doute de celui dans lequel Elvis était lui-même plongé. Et comme le film nous fait sentir ce vide... nous pouvons quitter la salle en marmonnant quelque chose comme : « Je suis Elvis... Je suis Elvis... »
[1] Toutes les informations – et les citations – proviennent essentiellement de la biographie de Peter Guralnick publiée au Castor Astral : Last train to Memphis – Le temps de l’innocence (T. I) et Careless love – Au royaume de Graceland (T. II)... de même que de plusieurs documentaires visionnés au cours des ans et dont les titres se perdent dans mes souvenirs.
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