Une place est affectueusement réservée à Beavis et Butt-Head dans mon imaginaire. Je me souviens encore de mon premier contact avec la série animée de Mike Judge. Très tard dans la nuit, je tombe par hasard sur un épisode diffusé sur Musique Plus. Au lieu d’être doublée, l’émission a la particularité d’être sous-titrée. Cette traduction est approximative, manifestement réalisée à la va-vite. Elle ne rend nullement justice au mordant des dialogues. Sur le coup, je trouve ces gamins révoltants. Le trait cru du dessin exprime un je-m’en-foutisme vulgaire, comme si le créateur lui-même ne se souciait pas de la qualité du résultat final. Une impression confirmée par la bêtise ahurissante des personnages. J’éteins le téléviseur, complètement choqué.
L’adolescent que je suis ne se doute pas qu’il reviendra rapidement vers ces deux nigauds. Au grand dam de mes parents, je délaisse X-Files (1993-2018) pour Beavis and Butt-Head (1993-2022). Je regarde sans arrêt la même vidéocassette achetée chez Music World, l’épisode intitulé « Nose Bleed » me faisant particulièrement rire. Mon intérêt ne découle pas d’une quelconque admiration. Jamais je n’ai considéré Butt-Head et encore moins Beavis à titre de modèles. Ils représentaient plutôt le pire de moi-même, une ligne à ne jamais franchir sous peine d’être expatrié. Malgré tout, je ne peux nier que je m’identifiais à eux. Leur quotidien bohème était identique au mien. Comme eux, je n’avais rien de mieux à faire l’été que de traîner dans mon quartier. Le génie de Mike Judge réside dans cette compréhension exemplaire du passage du temps adolescent. Une période charnière, lors de laquelle il faut faire preuve d’inventivité pour combler les heures vides d’une journée ordinaire. Sur ce point, il y a assurément un rapprochement thématique à faire entre Beavis and Butt-Head et Boyhood (2014) de Richard Linklater. Les deux œuvres abordent ce même rapport conflictuel à la durée tantôt rapide, tantôt éternelle d’une année scolaire. Une pérennité que j’associe à la sérialité, dans la mesure où l’apprentissage que l’on en tire s’articule autour d’une lente succession d’événements anecdotiques. Bien évidemment, je m’identifie au parcours de ces jouvenceaux que j’ai respectivement côtoyés pendant plusieurs années.
Pareille analogie entre Judge et Linklater ne cherche pas à uniquement à provoquer. Je l’assume entièrement, parce que je considère que la série de Judge porte un commentaire précieux sur la jeunesse nord-américaine. Le refus de prendre Beavis et Butt-Head au sérieux reflète d’ailleurs une appréhension généralisée de l’âge de la puberté. Au lieu d’être véritablement à l’écoute de la nouvelle génération, nous préférons attendre qu’elle ne trouve par elle-même le droit chemin de la majorité. Bien qu’associés à la culture propre aux années 90, les protagonistes de Judge n’ont rien perdu de leur pertinente impertinence. Entre deux bouchées de nachos au fromage, ils nous rappellent que les ados sont plus que de simples adultes en devenir : leur découverte du monde se joue dans l’immédiateté, et non à partir d’un rêve du futur.
S’inscrivant dans une vague nostalgique de longs métrages métatextuels, Beavis and Butt-Head Do the Universe a le mérite de se revendiquer d’une certaine autonomie. Référentielle, une suite l’est toujours par la force des choses. La production des studios MTV comporte donc quelques renvois obligatoires à la série originale. Le Grand Cornholio, par exemple, est évidemment de la partie lors d’une incursion en milieu carcéral particulièrement réussie. Outre un clin d’œil inévitable mais sympathique à Marvel, cette suite à Beavis and Butt-Head Do America (1996) ne se situe pas dans le paysage audiovisuel contemporain. Elle tente plutôt d’intégrer ses deux héros dans le contexte sociopolitique actuel. Par un détour un brin forcé vers la science-fiction, Beavis et Butt-Head aboutissent malgré eux en l’an 2022. Rapidement, ils sont confrontés à une évolution des mentalités dont ils ne saisissent ni l’ampleur ni la nécessité. Leur ignorance atteint son paroxysme sur un campus, alors qu’ils assistent à un cours en gender studies. Tandis que les adolescents détournent le concept du privilège blanc à leur avantage, Judge et ses scénaristes critiquent les failles du système éducatif ainsi que l’impossibilité d’un dialogue entre la gauche et la droite américaine.
Aussi drôle soit-elle, cette mise en image d’une collision idéologique souligne que le format du long métrage ne réussit pas à Beavis and Butt-Head. L’humour scatologique se digère mieux à petites doses. Autrement, il en vient à lasser. S’il contient plusieurs moments inspirés, le scénario de Do the Universe s’étire inutilement, en prenant la forme d’un assemblage cacophonique d’idées éparses.
Ironiquement, le mince fil conducteur est le malentendu duquel naît chaque situation comique. Les personnages de Mike Judge ne communiquent pas entre eux, au point de ne jamais être sur la même longueur d’onde. Ces conflits incessants en viennent à révéler un pan insoupçonné de la personnalité de Beavis. Si Butt-Head est généralement présenté comme la tête dirigeante du duo, ce nouveau chapitre de leurs pitreries confirme que son acolyte possède bel et bien sa propre humanité. Pour la première fois depuis son apparition au petit écran, Beavis ouvre les portes de son jardin secret. Lors d’une scène étonnamment intimiste, il évoque le manque d’affection qui le ronge ainsi que sa relation tendue avec son compagnon de toujours. L’étonnante réussite de ce film consiste à rendre Beavis attachant. Qui mieux est, il grandit de cette confession inattendue en grondant plus tard Butt-Head pour une blague douteuse. Jamais je n’aurais pensé écrire ces mots, mais Beavis and Butt-Head Do the Universe pourrait bien être le film de la maturité pour ses protubérantes têtes d’affiche.
Une maturité de courte durée, une étincelle peut-être, mais une qui laisse présager que les pires idiots du petit écran ont le droit de vieillir. Oui, un avenir existe pour Beavis et Butt-Head.
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