Parfois, un plan contient tout une vie. Celui qui accompagne le générique d’ouverture de Betty suffit pour dépeindre une existence misérable. Une femme prend place au comptoir d’un bistrot parisien. La caméra l’observe à distance, à travers la fenêtre de l’établissement. Tandis qu’elle s’allume une cigarette, le barman lui sert un premier whisky. Magie du plan-séquence, le temps semble lui-même s’enivrer. Les quelques secondes qui suivent en durent probablement beaucoup plus. On ne sait rien d’elle, mais on se doute bien qu’elle n’en est pas à sa première valse avec la bouteille. Avec la gestuelle d’une habituée des débits de boisson, elle tend son verre vide dans la direction du serveur. Ainsi s’engouffre-t-elle dans la nuit.
Tout est là, tout est déjà dit. En filmant cette silhouette délicate, Claude Chabrol dresse un portrait révélateur de son héroïne. Le metteur en scène invoque le romantisme des tavernes, ces lieux de purgatoire où échouent tant d’âmes intoxiquées. Cette buveuse solitaire a trouvé refuge dans ce microcosme tragique ; elle y est même dans son élément. Inutile de préciser qu’un drame l’a poussée vers cet univers spectral. Son désespoir est criant, au point d’en imbiber le cadre. Bien que nous ne sachions toujours rien du passé de la dénommée Betty, son présent n’en demeure pas moins familier.
Quiconque ayant lu Georges Simenon la reconnaîtra sur le champ. Fervent défendeur de l’analyse psychologique, l’écrivain belge a signé une œuvre titanesque autour de l’observation méthodique des états humains. Son ambition quasi encyclopédique l’a mené à sonder toutes les classes sociales de la France de son époque. Un audacieux projet littéraire qui, en digne successeur de La Comédie humaine de Balzac, privilégie néanmoins les individus qui échappent à la norme. Ermite alcoolique (Les inconnus dans la maison, 1940), travailleuses du sexe (Strip-tease, 1958) et jeunes anarchistes (Les suicidés, 1934) se croisent dans un kaléidoscope de la marginalité. Un personnage comme Betty, à qui Simenon dédie un roman homonyme en 1961, occupe sans surprise une place de choix dans cette fresque grise. Elle correspond au profil type des êtres déchus ayant inspiré l’auteur au cours de sa prolifique carrière.
Les récits de Simenon sont aussi affaire de décors, plus précisément d’atmosphère. Grâce à une écriture sèche et incisive, il décrit avec rigueur l’environnement de ses fictions. Les brefs paragraphes qui définissent son style projettent ainsi son lectorat entre la ville et la campagne hexagonale, bien souvent dans des coins peu recommandables. Si l’on qualifie ces livres de romans de gare, c’est bien parce qu’ils font voyager. Parlant du train, Simenon affectionne particulièrement les sites de transitions comme les moyens de transport, les cantines et les auberges. Des points médians sur une carte où l’on ne s’arrête que quelques heures, mais qui servent de résidence permanente à une minorité.
Parmi eux, il y a le « Trou », un restaurant en banlieue parisienne qui accueille une clientèle d’oiseaux de nuit. Betty y atterrit suite à une rencontre hasardeuse au bar. Là-bas, elle trouve le soutien qu’elle recherche depuis si longtemps. En s’adressant enfin à une oreille attentive, elle remonte le fil d’un passé honteux qui la tourmente. La hantise ne rime pas forcément avec fantômes et esprits malins. Dans Betty, elle s’illustre à travers des flashbacks qui surgissent lors d’une simple conversation, tels des coups à la porte du malheur.
L’attrait du lieu chez Georges Simenon en fait un romancier à la portée indéniablement cinématographique. De Julien Duvivier (La tête d’un homme, 1933) à Béla Tarr (L’homme de Londres, 2007), plusieurs cinéastes ont cherché à transposer à l’écran ces quartiers ténébreux. Chabrol ayant arpenté les mêmes trottoirs, il était évidemment prédestiné à adapter un ouvrage de son illustre prédécesseur. De la part du réalisateur du Boucher (1970), il semblait logique qu’il porte son dévolu sur l’une des enquêtes du commissaire Maigret. Ce serait oublier que la filmographie de Claude Chabrol, tout comme l’œuvre de Simenon, comporte deux visages. D’un côté se trouvent les productions populaires (Inspecteur Lavardin [1986], La fille coupée en deux [2007]) et les « films durs » (Une affaire de femmes [1988], Madame Bovary [1991], qui abordent des thèmes ouvertement sociopolitiques.
Betty, on l’aura compris, se revendique haut et fort de la seconde catégorie. Il s’agit peut-être de son itération la plus cruelle. Betty est une enquête sans crime, un polar sans résolution. En cherchant à percer le mystère de son sujet, il lève le voile sur une femme qui sidère par sa complexité. Betty attire l’empathie autant qu’elle la rejette. Victime d’un système patriarcal, elle est également l’orchestratrice de ses déboires. La condamner serait odieux, l’aduler serait une erreur. À l’instar de Maigret, Simenon ne se prive jamais de faire la morale. Ses narrateurs ont tendance à porter un jugement amer sur les agissements des protagonistes. Chabrol, quant à lui, ne souhaite pas faire le procès de Betty. Il tente plutôt de cerner l’ambiguïté d’une personnalité toxique, d’un cœur égoïste en quête d’amour. Son emploi d’une mise en scène sobre lui permet de maintenir une posture en retrait. Loin d’être paresseux, ce classicisme d’inspiration hollywoodienne n’impose aucune lecture empirique. Il scrute Betty telle une énigme, sans ne jamais céder au mépris. Cette délicatesse importune, car elle ne guide pas la pensée. D’emblée, elle nous confronte à la gravité du regard que nous posons nous-mêmes sur autrui.
Toute la beauté de la détresse se lit sur le sourire de Marie Trintignant. Elle incarne avec un naturel foudroyant la part d’ombre et de lumière qui anime Betty. À travers ses yeux fatigués se lit un mal de vivre sincère, symptôme évident d’un lourd chagrin. Face à une performance aussi exigeante, il devient difficile de ne pas s’abandonner à une lecture biographique. Difficile également de ne pas aborder Betty rétroactivement, comme s’il augurait le triste destin de sa tête d’affiche. Il est vrai qu’en visionnant le film de Chabrol aujourd’hui, on ne sait plus si on pleure pour Betty, Trintignant ou encore les deux. Une confusion qui n’entrave nullement la certitude que l’actrice interprète ici son plus beau rôle.
Alors qu’elle grille une clope en silence, Betty ne sait pas que nous l’épions. Elle boit son whisky en soupirant, loin de se douter qu’elle est sur le point d’aller à la rencontre de son destin. Quelque part, une radio diffuse une pièce de Michel Jonasz. Elle s’intitule : « Je voulais te dire que je t’attends ».
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