Pendant ses études à l’Evergreen State College d’Olympia, Lisa Hurwitz, réalisatrice et productrice du film, constate que l’endroit qu’elle préfère est la Greenery, autrement dit, la cafétéria de l’école. C’est là qu’elle commence à s’intéresser à la place qu’occupent les cafétérias dans la société américaine et consulte une thèse de doctorat, brillamment détaillée par son auteur, Alec Shuldiner — coproducteur sur The Automat —, intitulée « Trapped Behind the Automat: Technological Systems and the American Restaurant, 1902-1991 ». Par cette seule lecture, celle qui n’avait jamais expérimenté le concept des Horn and Hardart Automat — disparu au tournant des années 90, paralysé par la multiplication de l’offre en restauration rapide et l’accélération de l’étalement urbain —, découvre un pan de l’histoire de la restauration américaine étalé sur près d’un siècle. [1]
Mel Brooks, interviewé en introduction du film sur l’expérience de la cafétéria automatisée mythique qu’il a, lui, bien connue, remarque d’emblée : « Quand on parle de l’Automat, peu de gens savent de quoi il retourne. » Sauf peut-être les fans d’Edward Hopper et de sa peinture Automat (1927) qui illustre de façon très juste ce que pouvait symboliser ce lieu emblématique : une femme seule, la nuit, devant une tasse de café. Bien que la bourgeoisie la fréquentait assidûment, avec ses heures d’ouverture continues et sans contact, nul besoin de parler l’anglais ni même d’y parler tout court, la cafétéria automatisée est devenue le restaurant de prédilection des immigrants, des familles, des femmes. Le dramaturge américain Neil Simon appelait d’ailleurs l’Automat « la maxime des démunis. » Des dames connues sous le nom de « lanceuses de nickels » y changeaient les dollars en pièces de cinq cents utilisées par les clients pour acheter leur nourriture via des murs entiers imbriqués d’automates, aux portes en chrome et en verre, et qui ont fait entrer l’alimentation high-tech dans une ère low-tech. La cuisine de cette cousine éloignée du buffet était située derrière les murs distributeurs, et les ouvertures étaient renflouées au fur et à mesure. Comme l’Amérique avait une fascination pour les machines et la technologie, à Philadelphie et à New York où elles furent introduites, ce fut un succès. Manger à l’Automat, c’était faire partie intégrante de la société moderne avec une simple poignée de sous. Il était révolutionnaire de servir toutes les castes, sans distinction, dans un endroit élégant où la nourriture faite maison s’accordait avec des prix plus que raisonnables et sans devoir laisser de pourboire. La chaîne emblématique, icône culturelle américaine — qui comptait également des magasins de détail dont le slogan était « moins de travail pour maman » —, fut jadis une attraction touristique de la grosse pomme, au même titre que la statue de la Liberté ou le Madison Square Garden. L’ancien patron et fondateur de Starbucks, Howard Schultz, prétend d’ailleurs s’être inspiré d’elle pour l’ambiance de sa propre chaîne de cafés et être devenu un marchand dans l’âme le jour où il a mis le pied dans un Automat. Aux dires de plusieurs, elle est l’ancêtre du fast food… Mais peut-on vraiment appeler fast food une salle de deux-cents places, ornée d’art déco et où le café jaillit de la tête d’un dauphin en nickel, fabriqué en Allemagne en 1920 bien qu’il soit d’inspiration italienne ? Il ne s’agissait pas tant de la vitesse d’exécution — c’était une cuisine de qualité qu’on mangeait tranquillement dans un décor des plus agréables —, seule la manière d’effectuer une commande était rapide et autonome.
The Automat est machiné sous la forme classique d’entrevues multiples couplées à des archives. Si Hurwitz n’apparaît que fugacement dans le film, on l’entend discuter hors champ avec chacun de ses invités (Elliott Gould, Ruth Bader Ginsburg, Colin Powell, etc.) qu’elle introduit dans le processus de création en leur laissant beaucoup de latitude. La cinéaste laisse, par exemple, des moments intimistes non coupés au montage — comme Mel Brooks lui faisant des propositions de narration sur le film. On y voit le sérieux et le résultat de dix années de production, le travail méticuleux de recherchiste dans la qualité et la quantité de documents visuels collectés, permettant de restituer sous nos yeux la nature profonde du tissu social engendré via les Automats, à commencer par les machines distributrices des espaces publics qui en représentent l’héritage morcelé. La cafétéria automatisée fait aussi fortement écho à cette ère pandémique de distanciation sociale, mais également soucieuse de consommation locale et de cuisine sur place.
Il y a dans le documentaire un esprit très collégial, inclusif, et communautaire qui cadre avec les valeurs publicisées par l’Automat, pareillement que l’on retrouve dans l’expérience client, dans la politique d’entreprise, dans la façon unique d’avoir marqué l’histoire américaine des Automats, à la fois une dissonance et des repères face aux changements majeurs survenus dans la société américaine depuis plus d’un siècle. Or bien que le fil conducteur réitère tout du long l’idée générale de son sujet via ses intervenant.e.s, Hurwitz passe à côté de son discours. L’atmosphère bon enfant du plateau et les éloges sans fin des belles années de l’Automat virent à la neurasthénie rétrograde et glissent de la mémoire précieuse sur un volet méconnu de l’histoire des États-Unis à une réunion d’anciens au sujet d’un idéal perdu. Dès lors le grand enjeu souterrain aux propos du film — ce lieu populaire novateur (voir futuriste pour l’époque), qui incarnait des valeurs sociales d’équité et dont la fermeture représente plus qu’une simple chaîne de cafétérias automatisées en faillite — est laissé en plan, au même titre que les images désolantes de décombres d’anciens Automats rouillés oubliés dans leurs lieux d’entreposages. L’âge d’or de la célèbre chaîne de restaurants est révolu et, avec lui, l’échec d’un produit qui personnifiait plus que son succès matériel : quelque chose d’exemplaire, d’idéalement, d’utopiquement étasunien.
The Automat, dans sa forme, nous laisserait peut-être indifférents si ce n’étaient des caractéristiques insolites et naïves de son sujet, permettant à elles seules l’événement cinématographique à titre d’histoire hors-norme qui se raconte un peu par elle-même. Nous sommes tellement formaté-e-s, ou du moins habitué-e-s, à vivre en fonction des règles d’efficience du libéralisme et du capitalisme, que cette formule d’entreprise décomplexée qui combine à la fois propriété privée et environnement familial coquet, en libre-service, est touchante, presque romantique quand elle induit au départ un rapport de confiance et d’autoresponsabilisation. Mais, encore une fois, le documentaire de Hurwitz ne va pas au bout de cette part éthique vécue dans la perte de la chaîne, lui préférant un discours passéiste et prisonnier du bon vieux temps.
[1] cf. Amy Taubin « A Restaurant’s Democratic Promise : Director Lisa Hurwitz and Her Doc, The Automat », Filmmaker (20 février 2022), A Restaurant's Democratic Promise: Director Lisa Hurwitz and Her Doc, The Automat | Filmmaker Magazine.
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