DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Nitram (2021)
Justin Kurzel

Affronter l’intenable (et fléchir un peu)

Par Anthony Morin-Hébert

Un des plus importants écueils des films biographiques est leur difficulté à entretenir les braises de la tension dramatique : l’issue de l’histoire est généralement connue d’avance du public, qu’il faut atteindre par d’autres ruses que les coups de théâtre. À ce sujet, l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences s’est souvent fait reprocher d’encenser la complaisance du sentimentalisme ou de l’héroïsme des biopics qu’elle aime tant récompenser de ses statuettes dorées. La lassitude des cinéphiles est légitime ; la sortie en grande pompe d’une énième histoire vraie relatant l’abnégation d’un père de famille aux moyens modestes qui s’en sort par son ingénuité et sa bonté de cœur fait souvent rouler des yeux. « Oscar bait », pense-t-on. S’il n’est pas exempt de défauts, Nitram a le mérite d’éviter l’encensement spécieux d’une personnalité publique déjà radieuse, préférant s’intéresser à l’ignominie d’un monstre dont le portrait sert finalement à adresser d’importantes problématiques sociales.

Pour les nouvelles générations dont je fais moi-même partie, la tuerie de Port Arthur reste largement méconnue, emportée par l’afflux des massacres qui font trop souvent les manchettes. Survenu en 1996 dans une station balnéaire australienne, le meurtre de 35 innocent·e·s abattu·e·s froidement par armes automatiques et semi-automatiques a suscité l’indignation nationale, qu’une couverture médiatique sensationnaliste n’a fait qu’envenimer. L’affliction des survivant·e·s et des familles des victimes était donc justifiée lorsque le réalisateur Justin Kurzel et le scénariste Shaun Grant se sont attelés au délicat projet de relater la vie de l’auteur du crime. Heureusement, par une série de moyens mis en place pour éviter la glorification du tueur, les deux Australiens parviennent à maintenir le public à distance de leur protagoniste, qui n’atteint jamais le statut d’antihéros et dont le nom n’est jamais prononcé. L’identification spectatorielle se bute alors contre un personnage dont le visage est régulièrement voilé par des cheveux sales, bloqué par un élément du décor ou dissimulé par une mise en scène plaçant le jeune homme dos à la caméra, comme s’il entretenait un secret quelconque, en particulier lors des scènes de grande émotion. La prégnance des miroirs et surfaces réfléchissantes est quant à elle source de frustration, le reflet incarnant moins l’intériorité du personnage qu’un idéal inatteignable et fantasmé, prisonnier d’une infranchissable paroi. La méfiance s’installe et les mauvais tours que l’insouciant farceur aime préparer perdent de leur innocence pour se teinter des sordides informations que nous connaissons de lui — le pacte de lecture biographique qui nous lie au récit influence déjà notre interprétation en faisant fructifier l’appréhension de la calamité à venir. Lorsque Nitram dépoussière sa carabine à plomb, s’amuse avec des feux d’artifice ou se fait ridiculiser, l’angoisse se met déjà en branle. Intenable, le rythme des échecs est constant, laissant à peine fleurir le bonheur pour mieux l’écraser et anéantir toute chance d’espoir. Même quand la compassion commence à s’installer pour ce protagoniste humilié par d’anciens collègues de classe, haï par sa mère, ignoré des femmes, sans emploi, étranger à lui-même et violemment privé des rares personnes daignant l’aimer, les éclats de violence dont il fait preuve inhibent nos élans par leur soudaineté et leur intensité, comme lorsqu’il bat gratuitement son aimable père dépressif. Il faut souligner le talent de Caleb Landry Jones, récipiendaire du prix d’interprétation masculine du Festival de Cannes, qui parvient à contrefaire l’instabilité de son personnage de manière aussi convaincante, l’entourant d’un voile d’imprévisibilité impossible à percer. Le récit met donc en place un dérangeant climat de mystère et de violence dont le génie réside avant tout dans la discordance qu’il produit avec l’espace qu’il envahit.

Splendide, la côte de l’île de Tasmanie est filmée dans tout son éclat avec ses vagues peuplées de surfeurs, sa végétation luxuriante, ses chaudes journées d’été. La douceur des tons pastel que l’étalonnage insuffle aux images accentue l’apparence de tranquillité de la banlieue aisée et des nombreux lieux rassurants où se déroule l’action, en particulier le bungalow familial, le vieux manoir fantasque et la plage rocailleuse. Dans l’excellent balado de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain [1], les intervenant·e·s ont justement fait remarquer la quantité de productions cinématographiques qui se sont réfugiées dans la nostalgie au cours de la dernière année, que ce soit Licorice Pizza, Belfast ou La Main de Dieu. Les années quatre-vingt-dix auxquelles Justin Kurzel redonne vie n’occupent toutefois pas la même fonction réconfortante, au contraire ; la sérénité des lieux n’est qu’un leurre et les objets du passé sont récupérés pour participer à l’élaboration du cauchemar, en particulier le caméscope, dont le protagoniste se sert pour tourner des images qui sont intégrées au tissu filmique. À travers la mauvaise résolution et les couleurs ternes emblématiques de la vidéo analogique, ce ne sont que le reflet de l’homme se filmant dans un miroir, ses prouesses au tir et les jalons d’un voyage solo en Amérique qui nous sont donnés à voir. L’appareil, support par excellence du souvenir familial, ne sert finalement qu’à expliciter la solitude de Nitram, qui n’a aucun proche dont il pourrait immortaliser les simagrées, personne à qui partager ces souvenirs inutiles. Seul devant le téléviseur, il se repasse les images lui renvoyant l’ostracisme, l’aliénation et l’asocialité régissant son existence, qu’il choisira d’embrasser par la vengeance. Quand Nitram positionne et met le caméscope en marche pour documenter son carnage, juste avant d’empoigner son fusil, l’appareil est purgé de sa valeur rassurante pour en faire l’arme du souvenir traumatique. C’est là que le film prend fin, rejetant le spectacle au profit de l’humilité.
 


 

Par la contradiction des symboles qu’il convoque et corrompt, Nitram campe donc l’origine de l’horreur ordinaire parmi les artéfacts des jours heureux, rappelant que le mal peut parfaitement s’épanouir sous le couvert de la banalité. La prudence du réalisateur, qui accumule les procédés formels pour désambiguïser l’image, endiguer la polyphonie et prévenir ainsi l’héroïsation du protagoniste, finit néanmoins par amoindrir la rigueur de son film à force de précautions. L’usage ponctuel et inopiné d’une prise de vue rappelant les caméras de surveillance cherche par exemple à signifier la dissociation du personnage et de ses émotions, mais nous distancie du même coup, nous aussi, de l’intensité affective de la scène. L’irruption du plan nous permet de souffler un peu, juste assez pour nous détourner de la violence et nous empêcher de complètement mesurer l’instabilité de Nitram, si bien interprétée par Landry Jones. L’aspect didactique et ampoulé des scènes de vente d’armes à feu apparaît quant à lui superflu, en particulier parce que les principaux concernés — les pro-guns — ne constitueront certainement pas une grande part du public. Dans ces deux cas, ce sont les reliefs d’un discours auctorial trop évident qui crèvent la fiction et nous épargnent, par la distraction qu’ils entraînent, la pleine contemplation de l’insondable abysse, ce qui n’empêche toutefois pas le film de susciter la réflexion par le malaise qu’il provoque et qui nous laisse, carrément, physiquement inconfortables. L’impuissance inhérente à la spectature, qui nous confine au fauteuil, nous impose le rôle de complice passif face à la violence qui ne cesse de gagner en intensité. Combien de fois avons-nous consenti par mutisme à la moquerie, ignoré le benêt de la classe, jugé l’outsider ? L’aversion que nous sommes amené·e·s à cultiver envers le pathétique Nitram se fond en honte, puis en douloureuse compassion pour cet enfant trop grand sur lequel le malheur semble s’acharner. Et la honte surgit à nouveau, cette fois pour avoir sympathisé avec l’individu qui a exterminé 35 personnes par un beau jour d’été ensoleillé. À qui incombe la responsabilité de ce triste événement ? Le jeune homme n’est certainement pas excusé par l’œuvre de Justin Kurzel, mais la profonde ambivalence qu’elle met en place dirige également le blâme sur la famille qui l’a élevé, la société l’ayant façonné ainsi que nous-mêmes, qui la composons irrémédiablement.

 

 



[1] Elaine Després, Jean-François Chassay, Mehdi Achouche, Katharina Niemeyer et Louis-Paul Willis, « Nostalgie à l’écran », 14 mars 2022, Les balados OIC, baladodiffusion, 1:35:22, https://anchor.fm/balados-oic/episodes/45---Nostalgie--lcran--Pop-en-stock-transatlantique-e1fi38m/a-a4nfkoq.

7
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 6 mai 2022.