Un plan fixe sur des hôtesses de l’air en plein breffage avant un vol, une lumière cruellement blanche et des paroles tout aussi impersonnelles, ainsi commence le premier long métrage de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, Rien à foutre. Dès la première scène, le ton est donné. La supérieure hiérarchique, dont on ne voit pas le visage, fixe les objectifs de vente pour le trajet à venir : 5 € par tête. Les hôtesses n’ont pas le droit de mutualiser leurs résultats. La voix est faussement encourageante, le ton sec et les consignes non négociables : « you work on a team but you work on your own ». Cette phrase pourrait à elle seule résumer le parcours de Cassandre, jeune femme de 26 ans, hôtesse puis cheffe de cabine chez Wing, pastiche de la compagnie d’aviation low cost Ryanair. Pendant près de 2 heures, nous voilà embarqué·e·s dans sa vie, ponctuée par la routine des aéroports, les fêtes et le tapotement de ses ongles rouges sur l’écran de son téléphone, entre Instagram et applications de rencontre.
Sélectionné à la 60e Semaine de la Critique à Cannes en 2021, le film est porté par l’impressionnante performance d’Adèle Exarchopoulos dans le rôle de Cassandre. L’actrice est particulièrement juste dans l’incarnation de cette jeune femme perdue entre un manque d’ambition professionnelle, des rêves de légèreté superficielle et un deuil qui n’en finit pas. Sa désinvolture, mêlée à une mélancolie déchirante, fait du personnage un exemple parfait du malaise générationnel ambiant. Cette femme d’à peine 30 ans n’a déjà plus d’attente, et pas beaucoup plus d’espoir. Contrairement à la Cassandre de la mythologie grecque dont personne n’écoute les prédictions, le personnage du film n’annonce rien : l’avenir, selon elle, ne peut pas être changé. Et quand bien même pourrait-il l’être, pourquoi s’en soucier, si on ne sait même pas si on sera vivant·e demain ?
Incapable de s’attacher ou d’exprimer ses sentiments, elle affiche un je-m’en-foutisme insolent, qui s’évanouit comme un château de cartes lorsqu’elle évoque le décès accidentel de sa mère. Au fur et à mesure que le film avance, on accède à son intimité, à sa vie dans les airs et au sol, mais le personnage reste fuyant, comme sur ses gardes. La caméra ne la quitte pas des yeux et semble essayer de gratter sous le vernis, au-delà des sourires de façade et des discussions à première vue futiles. La première partie du film met en scène l’alternance entre la vie de Cassandre en vol et son quotidien à la base de Lanzarote, où elle vit en colocation, dans une résidence sans charme où le personnel de Wing se croise sans partager plus qu’un salon et un uniforme. Dans son travail, Cassandre fait preuve d’un grand contrôle et adopte pleinement son rôle : ses gestes sont millimétrés, ses cheveux tirés et ses phrases toutes faites, pour expliquer des consignes de sécurité ou vendre un parfum à prix réduit. Si cette vie dans les airs semble d’abord détachée du reste de sa vie et de ses émotions, très vite, les failles apparaissent et peu à peu s’infiltrent le chagrin et les angoisses, que l’on décèle dans un regard perdu ou un verre de trop.
Cassandre est aussi une représentation d’une génération happée par les réseaux sociaux, qui passe son temps à mettre en scène cette « meilleure version de soi-même », à coup de filtres et de hashtags. Que ce soit physiquement ou psychologiquement, le film ne ménage pas son personnage, qui s’avère aussi le reflet de l’individualisme qu’on lui inculque. Que ce soit avec des collègues grévistes ou une jeune femme qui ne peut pas payer le supplément bagage, et dont on voit les yeux se remplir de larmes, Cassandre reste froide. Elle utilise un vocabulaire différent, celui de la jeunesse désinvolte dans un cas, de la froideur néo-libérale dans l’autre, mais la finalité est la même : elle s’en fiche. Pourtant, certains passages semblent vouloir la racheter, en mettant en scène ses conflits intérieurs. Le motif récurrent de l’alternance, entre ciel et terre, travail et fête, vie professionnelle et privée, se retrouve dans la construction globale du film, divisé en deux parties, comme dans la personnalité de Cassandre, dont on ne sait pas si elle va fondre en larmes ou faire valser ses angoisses dans un éclat de rire. On se retrouve presque aussi perdu que l’héroïne du film, à l’image de cette phrase qu’elle prononce et qui sonne comme un appel à l’aide : « c’est pas écrit dans le manuel ce qu’on doit faire avec les gens qui ont l’air profondément tristes ». Pourtant, malgré cette volonté de rendre le personnage plus complexe qu’il n’y paraît à première vue, la mise en scène ne parvient pas à nous passionner pour cette jeune femme. Si le portrait féminin est intéressant car plutôt réaliste, mais lui manque aussi une certaine consistance. À force de n’être définie par aucune ambition ou profondeur, elle nous laisse, à la fin, un goût de frustration qui, s’il peut nous donner envie d’en savoir plus, ne parvient pas pour autant à nous embarquer. Ce manque de profondeur peut s’expliquer par la construction d’une forme de stéréotype d’une génération noyée sous les images futiles des réseaux sociaux, et qui se cache derrière une fausse légèreté pour faire comme si rien ne pouvait l’atteindre. Mais cela place nous place aussi à distance : à force de ne pas accéder à Cassandre, on finit par se dire qu’il n’y a peut-être pas grand-chose à découvrir.
Divisé en deux parties, le film porte une grande attention à la construction formelle des images. La première heure est dominée par une lumière blanche, les plans sont fixes et ne sont pas sans rappeler la logique du film France de Bruno Dumont (2021), dans lequel le prosaïsme de la réalité se reflète dans une image aseptisée et des couleurs criardes. Chez Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, l’univers des aéroports et ses images lisses, comme tirées d’un spot publicitaire, contraste avec une certaine esthétique des réseaux sociaux, presque « DIY », notamment dans les plans de ciel, filmés depuis le hublot. Dans les deux films, la volonté de dénoncer un système qui broie l’innocence et les individus, notamment les femmes, trouve une traduction presque littérale, dans l’apparente absence de charme d’une lumière trop crue. Dans la première partie de Rien à foutre, les scènes où Cassandre se dévoile sont comme éclairées au flash. Dans les bras d’un amant d’un soir ou lors de confidences alcoolisées avec un collègue, la vulnérabilité s’expose sans détour ni flatterie. À l’inverse, dans la seconde moitié, nous sommes plongé·e·s dans l’obscurité lorsque Cassandre et sa sœur parlent du décès de leur mère, le visage éclairé uniquement par le bout de leurs cigarettes. Ce travail de la photographie, mené par Olivier Boonjing, permet au film de jongler avec une certaine esthétique du documentaire, mais aussi avec des images du quotidien, que l’on pourrait filmer avec son téléphone. Le film manque toutefois de subtilité dans cette division binaire des atmosphères. La construction d’une personnalité a priori complexe, voire contradictoire, est parfois réussie, mais sa traduction cinématographique laisse plus perplexe. À partir du moment où Cassandre rentre chez elle en Belgique, la caméra à l’épaule remplace la fixité initiale et un grain apparaît à l’image, qui semble datée, comme tournée avec un vieux caméscope de famille. Cette dichotomie entre réalité crue de l’âge adulte et image délavée de l’enfance n’est pas inintéressante, mais peine à convaincre. Si la première partie emporte le spectateur dans une plongée cinématographique étourdissante autour des travailleur·euse·s du ciel, la seconde fait basculer le film vers un mélo aux codes souvent datés, où l’on retrouve les clichés d’un certain cinéma d’auteur français, et qui donne plutôt envie de repartir dans les airs.
Malgré une première partie plus qu’enthousiasmante, le mélange des styles de Rien à foutre s’avère plutôt décevant, l’œuvre se faisant l’ébauche de plusieurs projets, entre dénonciation du capitalisme sauvage et du sexisme triomphant, histoire familiale et questionnements existentiels, sans parvenir tout à fait à passionner. En cela, il peut évoquer un sentiment bancal de maladresse, à l’instar de la vie de son héroïne, symbole surfait de sa génération, incapable à la fois de prendre les choses au sérieux, ou de s’en foutre complètement.
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