La création d’un espace virtuel et la réalisation de celui-ci sont des concepts souvent soulevés, mais rarement menés à terme. Évidemment plus célèbre pour ses effets visuels informatiques, tel était pourtant le mandat premier du Tron de Disney, tout comme la vision de Richard Linklater dans A Scanner Darkly, ou plus récemment dans Ben X, où le virtuel envahissait de lui-même la réalité du protagoniste. 8th Wonderland, plus récente tentative d’exprimer le binaire en nuances tridimensionnelles, propose une prémisse consistant à plaquer un brillant exercice de style à un discours devenu possible grâce à la technologie qu’il illustre. C’est-à-dire que la science-fiction du film de Nicolas Alberny et Jean Mach en est une qui extrapole les possibilités du web à l’échelle du révolutionnaire aguerri. Déployé comme un outil de communication terroriste, l’Internet ne sert plus aux malfrats pour planifier leurs attentats (comme le stipule la bannière d’information « Ben Laden vient de créer le réseau Bombland » dissimulée dans un des cadres du film), mais bien à des écolos, des politiciens révisionnistes et aux lignes de la gauche pour se réunir sous le sigle de l’organisation secrète 8th Wonderland. Canulars par-dessus attaques directes aux membres du G8, la question « comment s’attaquer à un pays qui n’existe pas? » inscrite sur l’affiche promotionnelle du présent exercice en dit beaucoup sur la puissance même du concept.
Fondé par un administrateur inconnu, 8th Wonderland met de l’avant plusieurs projets de contestation à travers le monde et par l’entremise de ses utilisateurs les plus assidus. Africains du Sud, Français, Américains, Anglais, Japonais, un échantillon de chaque nation y est représenté en train de converser dans un espace nacré et abstrait durant la majeure partie du film - érigés en pylônes autour desquels gravitent d’autres fenêtres dans lesquelles nous imaginons des centaines de milliers de figures discuter et comploter la fin de la politique hégémonique d’aujourd’hui. Allant d’un écran à l’autre, la caméra virevolte à la recherche d’un repère spatial sans cesse changeant au gré des interruptions, des connexions, des blocages et des exclamations de ces fenêtres ouvertes sur différentes parcelles d’une organisation ainsi introuvable. C’est un espace essentiellement constitué de champ-contrechamps, de cadres fixes photographiant des visages aux noms inconnus qui deviennent, par leur mouvement dans un environnement digital, les tenants d’une mise en scène technocratique assujettissant la frontalité des prises de vue à la malléabilité d’un numérique synonyme de la haute estime des créateurs envers la technologie qu’ils exploitent pour jeter le G8 à leurs pieds.
C’est cependant en prenant du recul que la démocratie montre ses faiblesses, et c’est la démarche voulue par le film d’Alberny et Mach. En débutant par de simples actes de protestation ironiques, les stratagèmes du collectif se rendent jusqu’aux complots les plus dangereux pour stimuler ce conglomérat des États-nations. Au passage, possible que la cohérence du groupe y perde en crédibilité, que ce qui était avant leur ennemi prenne possession de leurs convictions. Mais l’idiome est vrai de toute indépendance nouvellement obtenue. Les premiers conflits éclatent lors des élections pour un ambassadeur, certaines lois votées donnent lieux à des dissensions et des abandons, la manipulation commence à être inculquée dans les façons de faire de 8th Wonderland, etc. L’édification de leur politique où chaque utilisateur a son droit de vote nous remet en face de la genèse des systèmes politiques occidentaux tout en pointant plutôt adroitement du doigt ce qui cloche dans le portrait. Porté au public par un charlatan de première en John McClane, les citoyens de 8th Wonderland ont tôt fait de voir l’image mystérieuse de leur groupuscule se manifester au grand jour sous la forme d’un vendeur avec ses produits dérivés et ses yaourts. « La liberté n’est pas une marque de yogourt », dirions-nous ici, c’est l’espoir qui est commercialisé, rentabilisé et finalement transformé en l’objet de culte si adoré en cette ère de prééminence de l’entrepreneuriat et des façades politiques.
Divisions bien floues que forment alors celles entre le monde virtuel, le pays imaginaire et les frontières géopolitiques actuelles, 8th Wonderland ne regroupe pas ses citoyens (comme le dit l’un des membres) par l’acte de naissance. Celui-ci demeure aléatoire et détermine essentiellement les contraintes politiques des individus. Mais dans l’univers d’Alberny et Mach, leur naturalisation et leur dévotion au principe de stimuler leur cause libérale par la force du nombre et des Internets les rendent légitimes. Guidés par ces quelques décisions, les héritiers du groupe seront ensuite amenés, même après son extinction, à propager l’idéal d’une nation toute numérique basée sur quelques valeurs idéales de la démocratie (en suivant la métaphore des cafards « aveugles » menés par un cafard intelligent qui ouvre et clôt le film). En transgressant les lois de l’espace et du langage cinématographique, les cinéastes parviennent à dissiper visuellement les barrières entre ces deux strates de la réalité. D’un plan-séquence dans un salon au même finissant dans un studio télé, l’espace public de Chomsky où l’information qui navigue par les médias (et médiums) cimente une vision du monde donnée au public est représentée par quelques brillants interprètes. Léché, maîtrisé, 8th Wonderland est un film essentiel qui, sans rien inventer de ce qui maraude déjà sur la toile, met de l’avant un projet esthétique remarquable et des préoccupations hautement louables dans le registre de la (science-)fiction d’anticipation.
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