Si près et si loin de Pierre Perrault, plus proche des rêves surréalistes de l’avant-garde et des préoccupations anti-colonialistes du cinéma autochtone, la réalisatrice expérimentale métis Rhayne Vermette nous livrait l’an passé l’un des films les plus remarquables au pays. Un portrait impressionniste de la ville titulaire (nommée également Sainte-Anne-des-Chênes, première paroisse fondée au Manitoba en 1856), où il fait bon entendre le français accentué des prairies hors-Québec comme la parlure marsouine ou le chiac acadien, mais sur fond d’images argentiques fabuleuses, complémentées par une bande sonore planante. Au lieu du naturalisme candide des historiographes du direct, on baigne ici dans un onirisme langoureux, hypnotique, teinté de flares, un onirisme plus efficace pour dégager la sensation, l’impression des lieux que toute vérité objective à leur propos, à commencer par leur géographie exacte. Le résultat est un riche album de vignettes volées à un monde intemporel où résident les traces douces-amères d’un catholicisme anachronique et de mille pratiques ancestrales pittoresques, dont le spectacle distille simultanément la nostalgie d’une existence plus simple, plus proche de la nature, animée par un communautarisme villageois qui fait figure de précieux artéfact.
Le mince fil narratif qui sert de trame aux images concerne le retour à la maison d’une femme mystérieuse, Renée, partie de la ville pendant quatre ans et ayant laissé derrière une jeune fille nommée Athene (choix qui n’est pas innocent si l’on se fie au principe de reterritorialisation imaginaire que propose le film). L’ouverture, où la protagoniste marche à travers champs pour se rendre à destination est marquée d’une sérénité teintée d’appréhension, tel du moins qu’en témoigne une bande sonore archi expressive qui narre plus éloquemment que le scénario lui-même. Il ne suffit que de la musique en effet pour cerner l’état d’esprit de Renée à ce moment précis, comme il ne suffira que de celle-ci pour feutrer ou alourdir le lexique d’images sensuelles que collectionne ensuite Vermette. Le scénario, quant à lui, préfère distribuer des indices subtils lors de tranches de vie éparses, capturées dans un calme courant de conscience. On comprend qu’Athene a été adoptée par sa tante et son oncle, qui sont devenus pour elle des parents de remplacement. On comprend qu’elle se retrouve aujourd’hui avec deux mères. On comprend que c’est grâce à Jim LaCouette que la récolte de son amie s’est bien déroulée l’an dernier… L’intérêt ne réside pourtant pas dans la puissance dramatique du film ou dans l’identification avec ses personnages, mais dans le simple fait d’atterrir, « d’être » en plein cœur de Ste-Anne, d’en faire l’expérience par procuration, comme si elle faisait partie de notre propre mémoire.
La mise en scène « anti-géographique » du film participe activement à cette idée de mémoire cristallisée, ne serait-ce que grâce au caractère à la fois imprécis et parfaitement évocateur des images et l’intelligibilité parfaite d’une grammaire cinématographique pourtant singulière et insolite. Les fréquentes cassures spatiotemporelles et audiovisuelles que cause le montage sur des tableaux a priori vaporeux nous laissent constamment avec l’impression d’un souvenir solitaire ou d’un rêve éveillé. Et c’est là que réside le plaisir de toute l’entreprise : dans cette sensation si vive de déjà-vu héréditaire et dans la satisfaction d’un certain plaisir exploratoire que vient combler systématiquement l’échantillonnage de tant d’observations truculentes, dont le fil s’apparente de façon excitante à une expérience de l’esprit. Même le principe de transfert généalogique effectué par les personnages à travers les images photographiques — les clichés constituent ici autant de mises en abîme de l’acte opératoire de faire mémoire — évoque l’idée d’une forme de réminiscence visuelle primordiale, seule capable d’imposer à la conscience le souvenir vécu d’un endroit.
Ste. Anne, c’est simultanément une commémoration et un défrichage des lieux, marqués par le déférent spectacle du pittoresque prosaïque des prolétaires pastoraux. Le toast aux « cannages pourris » est particulièrement délicieux, surtout dans le contexte de la saynète de commères où il se déroule, lors de laquelle les souvenirs des femmes de leur visite chez l’irascible Daniel prennent vie à l’écran, à l’instar d’ailleurs de leur propre fébrilité, de leur propre camaraderie, qu’exacerbe un montage rythmique de visages, de mains, de tasses, d’assiettes et de victuailles posées sur une table sous les lampes à l’huile comme autant d’éléments constitutifs d’une grande nature morte. Ste. Anne, c’est une affaire de moments et d’impressions, de textures aguichantes — celle du bois, de la roche, des feuillages. On note aussi la présence de nombreux bosquets limitrophes des terres cultivables, emblématiques de l’existence rurale, mais surtout de magnifiques compositions domestiques dans les cabanes locales, où les pratiques traditionnelles de l’endroit, la lessive à la main, le ménage à la brosse, la pose des couettes sur le lit sont cadrées dans des plans glorieux, presque salivants, où le geste revêt toujours une sensualité admirable, secrète, oubliée par le temps mais retrouvée par la caméra. Le support argentique confère d’ailleurs une qualité terreuse et matérielle à toutes ces images terreuses et matérielles qui constituent le corps de l’œuvre, privilégiant sans cesse une expérience sensorielle de la diégèse.
Ste. Anne s’avère avant tout une expérience physique, et en cela son potentiel ethnographique s’accomplit de façon optimale : dans la visite vécue d’une ville cachée, sise dans un flou temporel, peuplée par des gens dont la simplicité fait figure de trait héroïque, quasi miraculeux, dans le contexte urbain actuel. C’est une incursion privilégiée au cœur même de la mémoire collective de ses habitants, obtenue par une technique qui rappelle la tradition canadienne du cinéma direct rien que pour mieux transcender ses paramètres, grâce à un surplus d’expressivité et une facture onirique qui participe à une rare forme de réalisme émotionnel. Même les fantômes reprennent vie ici, d’une façon littérale et symbolique, au gré d’images qui semblent tout pouvoir : nous accrocher, nous envouter, nous délecter, nous retenir, nous absorber, au sein d’un monde qui jamais ne paraîtrait aussi vivant, aussi tangible si ce n’était, justement, de l’apparente intangibilité du matériau filmique, dont l’intérêt pour l’anodin, pour le trivial, pour les interstices de la lande, lui permettent en fait de toucher à sa vérité la plus profonde.
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