DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Unbearable Weight of Massive Talent, The (2022)
Tom Gormican

Nick Cage rebooted

Par Sylvain Lavallée

« Nicolas Cage as Nick Cage » nous annonce The Unbearable Weight of Massive Talent : déjà, nous pouvons nous demander ce que ce générique signifie. Nicolas Cage interprétera son propre rôle, soit, mais pas exactement son rôle non plus, plutôt celui de « Nick ». Or, qui est ce « Nick » ? Dans mes habitudes d’écrire sur les acteur·rice·s, j’emploie ce type de surnom pour différencier la personne réelle de son image à l’écran, une distinction importante lorsque vient le temps de présenter un·e interprète comme un·e artiste à part entière puisque son corps constitue l’œuvre d’art, puisque ses rôles, ses interprétations, se confondent visuellement avec son propre physique. Le nouveau film de Tom Gormican joue avec cette distinction : il s’agit d’un film avec Nicolas Cage dont le sujet est Nick Cage. Mais une complication s’ajoute dans le cas de cet acteur, car son image actuelle est beaucoup moins déterminée par ses interprétations que par le phénomène Internet qui l’entoure depuis une dizaine d’années au moins.

Le premier problème de The Unbearable Weight of Massive Talent est de passer outre cette distinction, alors même que le titre, par son humour ironique, participe à la perception de « Nick Cage » construite par les memes et les gifs proliférant autour de la star. Devant l’hyperbole du titre, nous pouvons nous demander si le cinéaste considère bel et bien Nicolas Cage comme talentueux, ou s’il s’agit d’une raillerie à propos d’un ego, semble-t-il, démesuré. Cette ambiguïté est typique d’une culture Internet, les memes, les gifs ou les compilations vidéo comme « Nicolas Cage Losing His Shit » se tenant aussi dans une position incertaine entre la déclaration d’amour et la moquerie. Cela n’est pas sans rappeler un épisode de Community sorti en 2014, dans lequel un personnage suivait un cours intitulé « Nicolas Cage : Good or Bad? » Grand acteur ou fou, la question démontre bien à quel point nous ne savons pas comment aborder les performances hors-norme, celles s’écartant du naturalisme. Ce genre d’interrogations que l’on prétend sans réponse (les voies de Nicolas Cage sont insondables, dit-on dans Community) témoigne de notre myopie par rapport à ces enjeux, et de notre incapacité à rendre compte d’une interprétation qui fait éclater tous nos repères habituels.

Mais pourquoi les acteur·rice·s, comme les autres artistes, ne pourraient pas utiliser leur imagination pour inventer un monde qui n’a aucun compte à rendre avec le réel, qui le réfléchit différemment que par sa simple imitation ? Le réalisme préconisé dans le cinéma de fiction, dérivé en grande partie du Method Acting que Lee Strasberg et Stella Adler, entre autres, ont importé à Hollywood vers les années 1940, n’est qu’une tradition parmi d’autres. Le paradoxe du comédien chez Diderot au 18ème siècle, la pantomime et le mélodrame au siècle suivant, la distanciation chez Brecht, le théâtre de la cruauté chez Artaud, le kabuki ou le nô : l’art de l’acteur·rice ne se limite pas qu’aux simples exigences du réalisme psychologique. Et il suffit de lire une entrevue avec Nicolas Cage pour se rendre compte qu’il connait très bien l’histoire du jeu de l’acteur, et qu’il pige dans des traditions diverses pour construire ses rôles, en essayant parfois de combiner des approches aussi antagonistes que le Method Acting et le kabuki. Alors pour quiconque approche le jeu de l’acteur avec un esprit ouvert à l’expérimentation, il n’y a aucun doute sur le talent massif que possède Nicolas Cage.

Cela dit, The Unbearable Weight of Massive Talent (comme Community d’ailleurs) fait preuve d’un amour indéniable envers l’acteur, mais cet amour ne semble pas pouvoir s’exprimer autrement que par le recours à une posture ironique, qui permet de ne pas se commettre à répondre à une question comme « Nicolas Cage : Good or Bad? ».  Mais derrière ce titre hyperbolique se cache en réalité un film des plus timides et raisonnable sur la vie d’un acteur à la carrière chancelante, peinant à réconcilier travail et famille. Que cet acteur se nomme Nick Cage est finalement sans grande importance : il aurait pu se nommer Bruce Willis, et il aurait suffi de remplacer les références à Face/Off (John Woo, 1997) par de semblables à Die Hard (John McTiernan, 1988) pour obtenir à peu près exactement le même film. Il s’agit du deuxième problème, et non le moindre : faire l’œuvre la plus impersonnelle qui soit sur un artiste dont le travail se distingue radicalement de celui de ses pairs. Il y avait pourtant là une belle occasion, pour essayer de comprendre le génie d’un artiste trop facilement relégué à une excentricité frisant le ridicule, pour arrêter de réduire son style de jeu à une blague (comme c’est le cas ici avec le Nouveau Shamanic, nom on ne peut plus sérieux que Nicolas Cage donne à sa méthode), et pour le confronter à l’image que lui renvoient ses fans à travers les réseaux sociaux.

La prémisse, pourtant, permettait un tel angle : Nick Cage va passer quelque temps avec l’un de ses riches fans (Pedro Pascal), les deux hommes développant une amitié alors qu’ils essaient d’écrire le prochain film de l’acteur. Bien sûr, autoréflexivité oblige, le scénario qu’ils discutent est celui que nous avons sous les yeux, une trame que nous pourrions croire inspirée d’Adaptation. (Spike Jonze, 2002), mais qui finalement ressemble plus à n’importe quel autre hommage nostalgique sorti dans les dernières années. Car là où Adaptation. s’amusait à brouiller les pistes pour mettre en abyme le processus créatif de son scénariste, Charlie Kaufman, qui écrivait son propre rôle en se dédoublant dans un faux frère jumeau scénariste (tous deux interprétés par Nicolas Cage), l’autoréflexivité de The Unbearable Weight of Massive Talent se résume à de simples clins d’œil complices et quelques blagues.
 


 

Ce ton fondé sur l’ironie, tendance des plus contemporaines, est d’autant plus inapproprié que Nicolas Cage est l’acteur le plus sincère qui soit. S’opposer au réalisme n’équivaut pas à se mettre à distance du personnage, il s’agit plutôt, dans le cas de cet acteur du moins, de trouver des manières différentes d’exprimer un registre d’émotions qui résiste à la psychologie. Le personnage type de Nicolas Cage vit dans un désespoir absolu, ou il déchaîne son mal-être dans des comportements excentriques, alors l’excès devient une manière d’aller au-delà du langage, pour traduire des sentiments d’une telle intensité qu’ils viennent fracasser tout ce qu’il y a de rationnel en nous. Dans ses performances les plus inusitées, son travail prend une qualité plastique, d’où d’ailleurs l’influence importante de l’expressionnisme chez lui (dans Vampire’s Kiss [Robert Bierman, 1988], de façon plus évidente, mais pas seulement) : il ne s’agit plus de jouer la tristesse, par exemple, comme un individu particulier la ressentirait dans une situation donnée, mais de donner une forme visuelle à des pulsions et des puissances qui nous traversent, des émotions si vives qu’elles tordent le corps, le déforment, le désarticulent — d’où le recours à des styles de jeu qui s’éloignent du réalisme et de la psychologie, et qui pensent plutôt l’acteur en termes de figure (notamment le répertoire de gestes et de postures typiques du mélodrame dans sa forme théâtrale). Mais l’ironie ne peut qu’anéantir un tel travail puisqu’elle met à distance ce que Nicolas Cage porte à fleur de peau, elle efface le ressenti et il ne reste de l’acteur qu’une sorte de clown faisant son numéro pour nous amuser avec ses gestes étonnants, mais ultimement insignifiants.

The Unbearable Weight of Massive Talent ne s’intéresse pas à ces questions, en fait le film n’a rien à dire sur son acteur, sinon qu’il a joué dans Face/Off. Pire encore, Gorman ne laisse aucune place à l’inventivité de son acteur : difficile de ne pas sentir Nicolas Cage emprisonné par les lignes d’un scénario lui demandant, par exemple, de maintenir un cri pendant longtemps, comme si on avait inventé pour lui les gifs à venir plutôt que le laisser utiliser son imagination. Même pour un Cage-o-phile aguerri, il y a très peu à se mettre sous la dent, les références et citations se concentrant presque exclusivement sur The Rock (Michael Bay, 1996), Con Air (Simon West, 1997) et Face/Off, le haut de l’iceberg d’une filmographie autrement plus vaste et éclectique, comptant plus de cent films à ce jour. Dans une scène, Nick Cage, enthousiaste, propose que le film qu’ils écrivent dans la fiction porte sur la notion de performance : en effet, c’est l’œuvre que l’on aurait aimé voir, plutôt qu’une énième variante du blockbuster nostalgique. Car The Unbearable Weight of Massive Talent n’est rien de plus qu’un reboot de Nicolas Cage fait sous le modèle J. J. Abrams, avec le discours usuel sur la relation des fansà l’objet aimé, tiré d’un passé révolu — on a même droit à un Nick Cage rajeuni par CGI, des plus malaisants d’ailleurs, venant confronter le Nick Cage actuel.

Il y a quelque chose d’insidieux, dans le fait de présenter Nicolas Cage comme un acteur d’un autre temps, car même si sa carrière n’est plus ce qu’elle était, il continue d’offrir régulièrement des performances inventives. Et comme il l’a souvent répété, certes il joue maintenant presque exclusivement dans des straight-to-video médiocres, mais il n’a jamais pris ses rôles à la légère pour autant, et ces films lui donnent l’occasion d’expérimenter, là où Hollywood le contraint. Il le disait encore récemment dans une entrevue pour le Hollywood Reporter, dans laquelle il avoue aussi qu’il a d’abord refusé le rôle, qu’il trouvait « vaguement offensant ». Il a cédé en sentant l’enthousiasme de Gorman, mais aussi parce qu’il devait y avoir une scène en noir et blanc, composée de vignettes inspirées de l’expressionnisme allemand. Mais le studio trouvait cette séquence « too far out », et elle a éventuellement été coupée, comme d’autres scènes référentielles. Alors nous pourrions nous contenter de voir The Unbearable Weight of Massive Talent comme un film sympathique, arrachant le sourire à quelques occasions, abordant de façon légère la carrière de Nicolas Cage. Mais en regardant le film en ayant en tête les propos de l’acteur, il est difficile de ne pas sentir que nous sommes face à programme nauséabond, la tentative de rebooter un des acteurs les plus follement rebelles pour en faire un objet banal, dépouillé de toute radicalité. Le film se termine de la seule manière qu’un tel film peut se terminer, c’est-à-dire sur un épilogue auto-congratulatoire, alors que Nick Cage et son fan savourent le succès public de leur scénario, ouvrant la carrière de l’acteur vers des avenues nouvelles. Si la réalité rejoint la fiction, il faudra espérer que The Unbearable Weight of Massive Talent ne représente en rien cet avenir.

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Critique publiée le 22 avril 2022.