Après une escapade dans l'Angleterre des années 1950 avec Phantom Thread, Paul Thomas Anderson revient à cette Amérique démesurée qu'il a passé la majeure partie de sa carrière à ausculter pour mieux en révéler l’ambivalence — terre de tous les possibles où fructifient promesses fallacieuses, espoirs vains et tentations dangereuses. L'annonce d'une œuvre prenant à nouveau place dans la Californie des années 1970, à l'instar de Boogie Nights et Inherent Vice, faisait craindre le ressassement d'un cynisme éculé à la sauce Gen X, mais Licorice Pizza supplante nos appréhensions, prouvant une fois de plus l'inventivité d'Anderson et révélant chez lui cette douceur dont on avait souvent perçu des lueurs, mais que le cinéaste éteignait presque systématiquement avec violence.
Le ton est donné dès la première scène : c'est la journée des photos scolaires à l'école de Gary (Cooper Hoffman), quinze ans, et celui-ci tombe sous le charme d'une des employées du studio de photographie. De dix ans son aînée, Alana (Alana Haim) pare ses invitations insistantes jusqu'à se voir contrainte à flancher devant le charisme du garçon, amorçant une singulière relation d'affection mutuelle. À travers d'incessantes joutes oratoires, les deux personnages se rapprocheront, se repousseront et se bouderont successivement, profitant de l'intérêt des tiers pour attiser la jalousie de l'autre, rivalisant d'insolence, se mettant au défi pour remporter la guerre.
La forme épisodique qui structure ce va-et-vient émotionnel place les protagonistes dans une série de parenthèses isolées qui renouvellent sans cesse l'intérêt spectatoriel et endiguent la redondance. La galerie de personnages qu'on y croise et les situations qu'ils installent sont d'un pittoresque savoureux : un prétendant rival sabote ainsi ses propres chances lors d'une fête juive célébrée en famille ; deux vieux routiers d'Hollywood (Sean Penn et Tom Waits, géniaux) irritant par leur amour-propre démesuré improvisent une cascade en moto par-dessus des flammes ; une erreur sur la personne mène à l'arrestation musclée de Gary, qu'on soupçonne de meurtre ; une agente de casting xénophobe insiste un peu trop sur le dénudement d'Alana ; un mauvais tour joué à une célébrité forcenée (Bradley Cooper, lui aussi génial dans son énormité) se retourne contre les plaisantins qui détalent dans une jubilatoire fuite en camion de déménagement... Beaucoup de critiques aiment désigner Licorice Pizza comme un récit d'apprentissage, mais il n'en est rien : à travers ces péripéties, on assiste moins à l'évolution d'un adolescent pénétrant dans le monde des adultes qu'à une célébration de l'enfance comme âge idéalisé.
Accompagné de sa meute de jeunes amis qu'il mène avec assurance, Gary prouve que son âge n'est pas un frein à ses ambitions. Rivalisant d'inventivité, il donne un sens à l'adage « fake it 'till you make it » en fondant sa propre compagnie de lits d'eau, formant une équipe de tournage juvénile, profitant d'une opportunité pour créer une salle d'arcade... L'adolescent démontre la vertu d'une jeunesse libre et vierge de tout avilissement par son indépendance et sa témérité. À l'inverse, Alana est constamment confrontée à la bêtise de ses semblables. Elle constate notamment que la virilité des hommes qui la séduisent dissimule la pourriture de l'égo masculin et que ses chances en tant qu'actrice ne reposent que sur sa nudité. Pétri de mensonges et d'hypocrisie, le monde des adultes est fait d'illusions. C'est finalement auprès de la pureté de Gary qu'Alana trouve la candeur et l'authenticité qui la rendent heureuse, mais il faut attendre jusqu'à la toute fin pour savoir si elle outrepassera leur différence d'âge en se laissant aller à ses sentiments amoureux réprimés.
Tel un souvenir, fragment figé par la mémoire, le film semble dénué de progression ; il se prélasse dans l'été éternel de la vallée de San Fernando des années 1970, berceau de la jeunesse de Paul Thomas Anderson. Annoncée par le titre — qui réfère au nom d'une chaîne de disquaires ayant prospéré en Californie à cette époque, les vinyles ayant la forme d'une pizza et la couleur de la réglisse noire —, l'obsession d'un passé révolu est au centre de Licorice Pizza. Si les objets rétro comme les voitures, téléphones à roulette et bornes d'arcade font évidemment partie du paysage, ce sont les lieux qui sont fétichisés. Baignant le film de tons chaleureux de bruns, crème, orange brûlé et jaune moutarde, chatoyant de lambris, papier peint, tapi et tissus rugueux, l'espace surinvesti par la nostalgie permet de fréquenter des endroits et ambiances qui n'existent plus. Le Tail o' the Cock, un illustre restaurant de la vallée où avaient l'habitude de se réunir artistes d'Hollywood et amoureux, a ainsi été minutieusement recréé pour redonner vie à son atmosphère feutrée et son chic démodé ; il occupe une place importante dans le film, lieu privilégié par Gary qui s'y sent comme chez lui. La douceur dégagée par cet exercice de style concorde avec la légèreté du film, dont l’hommage demeure néanmoins réaliste, évitant la bévue de la glorification spécieuse ou de la parodie grossière. Anderson incarne le parfait exemple du « sujet nostalgique [qui] espère et croit pouvoir récupérer l'objet perdu, se rapprocher de l'objet éloigné. Il est animé par le désir de renverser le cours de l'histoire [...] et de retourner en arrière » [1], ne serait-ce que pour deux heures et treize minutes. Les troubles de l'époque ne sont pas non plus gommés et font partie du portrait : le racisme ordinaire, la crise du pétrole de 1973 et ses impacts délétères, ou encore l'hypocrisie du milieu hollywoodien ne sont pas épargnés par le sens critique d’Anderson, mais son amertume ne parvient pas à vicier l'ingénuité des personnages principaux.
Réputé pour encourager ses comédiens à improviser en créant un cadre rassurant à l'intérieur duquel ils peuvent laisser s'épanouir leur instinct et les couleurs de leur propre personnalité, P.T. Anderson a marqué les esprits par les grands acteurs qu'il a su mener sur la voie de performances magistrales (Daniel Day-Lewis, le regretté Philip Seymour Hoffman, Joaquin Phoenix...) Ce qui rend son dernier film si éclatant, c'est qu'Alana Haim et Cooper Hoffman bénéficient du même rapport de confiance, et ce bien qu'il s’agisse de leur première véritable expérience de jeu. Ayant souvent accompagné son père lors de ses tournages avec Anderson et joué avec les enfants de ce dernier, Hoffman connaissait le réalisateur depuis sa tendre enfance. L'influence d'une telle proximité se ressent dans la captation réussie du charisme et de la verve propres à son personnage, mais surtout dans la préservation de son innocence, essentielle au film et impossible à interpréter de manière aussi crédible lorsqu'elle doit être feinte par un acteur de formation. C'est sans parler de son visage d'adolescent encore joufflu, des traces de son acné et de sa voix douce qui rajoutent à l'authenticité du personnage et rehaussent l'attachant contraste entre son aplomb et son âge – Hoffman avait 17 ans lors du tournage. Le cas de la jeune femme est similaire : membre du groupe de musique Haim pour lequel Anderson a tourné neuf vidéoclips, Alana Haim entretenait elle aussi un lien privilégié avec le réalisateur, qui s'est inspiré de sa personnalité pour concevoir son film. De nombreux détails et anecdotes de sa vie privée ont été intégrés au scénario, ses véritables parents et ses deux sœurs incarnent leur propre rôle et une grande latitude lui a été laissée pour improviser – le naturel de sa performance accentue l'effronterie de son personnage. Avec sa petite palette croche que la caméra ne manque pas de mettre en relief, ses pommettes et ses yeux souriants encadrés de légères pattes d'oies, l'actrice est ravissante sans jamais être sexualisée. Magnétiques quoique dotés d'un physique « banal », Alana Haim et Cooper Hoffman forment un duo enivrant que l'on prend plaisir à suivre. La spontanéité des boutades, des provocations et des regards amoureux qu'ils ne cessent de s'échanger laisse paraître la chimie qui les unissait et qui, finalement, rend le film aussi charmant.
Profondément drôle et touchant, Licorice Pizza défile sans qu’on ne s’en rende compte, nous coulant entre les doigts comme le temps qui passe toujours trop vite et qui relaie à l'abstraction de notre mémoire les instants chéris, mais à jamais révolus.
[1] Walter Moser, « Mélancolie et nostalgie : affects de la Spätzeit », Études littéraires, vol. 31, no 2 (1999) : 88.
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