Pour tous ceux et celles qui espéraient qu’un retour à la Matrice puisse ébranler un cinéma hollywoodien ankylosé, la séquence d’ouverture a de quoi décevoir. Simple calque du prologue de The Matrix (Lana et Lilly Wachowski, 1999), avec un nouveau personnage, Bugs (Jessica Henwick), commentant cette scène qu’elle connaît par cœur, comme nous, d’emblée nous sommes dans le terrain (trop) familier du blockbuster nostalgique contemporain. Là où The Matrix nous lançait sans attendre dans un monde inconnu, Ressurections nous place plutôt dans une position on ne peut plus confortable, devant une scène iconique rejouée selon les conventions du moment.
Mais après l’inévitable déception, une question se pose : dans la mesure où The Matrix ouvrait la voie au cinéma contemporain, notamment à l’univers numérique octroyant aux humains les mêmes facultés qu’à un Kryptonien sur Terre, Lana Wachowski pouvait-elle faire autrement que situer sa suite dans la Matrice 2.0 qui est désormais la nôtre ? N’est-ce pas ce que permet un retour à la Matrice, moins d’inspirer une révolution, mais, plus humblement, de diagnostiquer notre présent, que le premier film avait si bien préfiguré ? En ce sens, cette séquence d’ouverture des plus révérencieuses envers son passé fonctionne peut-être de manière plus subtile qu’elle n’y apparaît au premier abord.
La prémisse, déjà, commence par le confort pour mieux installer la confusion : Thomas Anderson/Neo (Keanu Reeves) est maintenant un designer de jeu vidéo ayant créé une franchise des plus populaires racontant sa propre histoire, celle racontée dans les trois films que nous connaissons, et celle qu’il a lui-même oubliée. Plusieurs niveaux de réalité se mélangent, du jeu créé par Neo dans la Matrice jusqu’à notre propre monde (dans la fiction, c’est aussi Warner Bros qui exige que Neo travaille sur une nouvelle suite), Wachowski trouvant ainsi une manière de nous plonger dans une incertitude ontologique, à l’instar du film original. Mais surtout, Ressurections peut ainsi exposer avec humour les entrailles du blockbuster nostalgique : la réflexivité et l’ironie, telles qu’elles sont employées par des films comme Jurassic World (Colin Trevorrow, 2015) ou Terminator Genisys (Alan Taylor, 2015), sont d’ordinaire aussi paresseuses que perverses, les créateurs ne cherchant qu’à se distancier par l’humour de leur entreprise évidemment commerciale, tout en prévenant les reproches attendus en s’en montrant conscients. On pourrait toujours accuser Wachowski d’en faire autant : après tout, la première heure du film se contente de rejouer The Matrix en parsemant le tout de quelques commentaires ironiques sur sa propre existence. Mais si le filmjoue bel et bien sur une fine ligne entre l’hypocrisie et l’intelligence, dans le contexte, tout ce côté méta prend une véritable valeur critique, en montrant à quel point ces stratégies sont dorénavant au service de la Matrice.
Ce geste de révéler un système de pouvoir formait aussi le cœur de The Matrix, un film apparaissant très naïf vu depuis 2021 : on osait encore y croire que la résistance commence par dévoiler un capitalisme devenu invisible à force de s’imbriquer au quotidien, et que pour s’en émanciper, pour « free your mind », il suffisait de voir. L’utilisation du numérique était conséquente : la technologie permettait des exploits surhumains parce qu’elle était présentée ouvertement comme des effets spéciaux se distinguant du réel, le pouvoir venait à celui qui savait voir. Mais en 2021, la situation est beaucoup plus complexe : les effets spéciaux numériques sont à la fois partout et nulle part, la technologie permettant nombre de manipulation invisibles, même dans les films ancrés dans le plus grand réalisme. Ces effets ne prennent plus la peine de se déclarer, nous assumons qu’ils sont toujours potentiellement là, de même que l’ultra-capitalisme fonctionne à la vue de tous, invisible non parce qu’il se cache, mais parce que nous ne voyons pas tout ce qui tient désormais de l’évidence (ou plus exactement, sa survie nécessite le même genre d’inattention distraite favorisée par le web et les technologies de communication, du cellulaire à la télévision). D’où le fait que la Matrice de Ressurections se cache de la seule manière qu’elle le peut, c’est-à-dire sans se cacher, en s’exposant elle-même à travers le jeu de Neo : il n’y a plus rien à révéler, l’ironie réflexive se nourrissant justement au « nous le savons déjà ».
La nouvelle mouture de la Matrice, qui avait été mise à jour après la fin de la trilogie, est donc devenue plus pernicieuse : les souvenirs de Neo sont devenus un produit commercial, et les machines se nourrissent maintenant aux émotions, comme le capitalisme moderne marchande nos affects. Neo et Trinity sont ressuscités, mais c’est pour les tenir à l’écart, en les gardant juste assez près pour que leur amour puisse naître, et juste assez éloignés pour qu’ils ne puissent pas le vivre, la Matrice s’alimentant au potentiel ainsi généré, une idée astucieuse rappelant qu’aujourd’hui nous sommes « connectés » pour mieux être isolés, ou du moins divisés (encore et toujours la meilleure façon de régner). Devant une telle entité implacable, le film pourrait s’effondrer dans le cynisme (celui propre à la réflexivité et à l’ironie contemporaines), mais Wachowski déplace les enjeux pour proposer un autre geste de résistance : révéler la Matrice, la fuir, tout cela ne mène à rien en 2021. On n’essaie même plus de retourner définitivement dans le réel, il importe seulement que Neo et Trinity (Carrie-Anne Moss) puissent se retrouver et s’embrasser.
Cela peut sembler banal, mais peut-être qu’en effet il ne nous reste que cela : oser l’émotion, oser la sincérité, oser être personnel, pour contrer le système là où il nous asservit ; ou combattre les 0 et les 1 du numérique, mettre fin à de The One pour mieux célébrer le 2, ce 2 en dehors du langage informatique, permettant de le transcender par l’amour. Dans un système qui exploite jusqu’à nos sentiments, la solution n’est pas de se protéger (par la posture ironique habituelle, que Ressurections emploie pour mieux s’en détacher ensuite), mais de renouer avec la sincérité pour tout faire éclater par l’amour. Et justement, c’est l’aspect de la trilogie originale que le cinéma a négligé, en particulier en écartant les mal-aimés Reloaded (2003) et Revolution (2003), qui tentaient déjà de contrebalancer la fascination exercée par l’original en prônant un retour vers le réel (que personne ne voulait). Wachowski se réapproprie ainsi la série, elle tente de corriger notre mémoire collective pour revenir vers l’essentiel, cette « simple » histoire d’amour, pleine d’un kitsch assumé.
En fait, Ressurections se replie tellement sur cet aspect que le reste de la franchise reste un arrière-plan encombrant, notamment le nouveau Smith (Jonathan Groff), très peu développé, et semblant exister parce qu’il le fallait bien, tout comme Morpheus (Yahya Abdul-Mateen II), devenue une création numérique, faisant bien pâle figure à côté de Laurence Fishburne. De façon semblable, les séquences d’action sont plutôt ordinaires, un peu plus réussies que la norme contemporaine, mais sans grande imagination, et à des lieux des moments de bravoure des premiers films. Et surtout, dans le contexte, elles finissent par paraître inutiles, comme un legs que Wachowski ne peut pas contourner, même si elle semble vouloir s’amuser avec cette contrainte : elle désamorce nos attentes, d’abord en faisant de Neo un dépressif tout à l’opposé du surhomme qu’il était (ce qui va à merveille à Keanu Reeves, en grande forme), puis en ne lui donnant jamais une arme à feu. Dans la dernière partie du film, il se contente de repousser les balles encore et encore, ce qui est sans doute cohérent avec la direction prise par le film, mais cela devient vite redondant (difficile aussi de ne pas y voir une réaction à John Wick, une manière de se réapproprier un acteur et de lui redonner un rôle qui lui va beaucoup mieux).
Enfin, il va sans dire : Ressurections déçoit. On espérait que le film soit à la hauteur de son titre, et qu’il amène un véritable renouveau,d’autant plus que le Hollywood de 2021 aurait besoin d’un bon coup de pied au derrière, beaucoup plus que celui de 1999. Mais si le film n’a rien de révolutionnaire, s’il se contente de jouer avec les conventions contemporaines sans les réinventer, il se distingue au moins par sa lucidité, tout en faisant part d’un bel optimisme désuet. Opposer à l’idée de la franchise comme objet commercial celle de la franchise comme valeur humaine, voilà bien un projet que seule une Wachowski pouvait entreprendre — il fallait une cinéaste aussi punk que kitsch, ce curieux amalgame propre à l’œuvre des deux sœurs. Et peut-être bien qu’en effet, cette authenticité demeure le geste de résistance le plus important qui nous reste, aussi futile paraisse-t-il.
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