DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Prisoners of the Ghostland (2021)
Sion Sono

Sortir de sa cage

Par Sylvain Lavallée

Un film de Sion Sono avec Nicolas Cage : la collaboration avait de quoi faire rêver avec, d’un côté, un auteur japonais réputé pour ses excentricités, les libertés stylistiques qu’il se permet, l’ultra-violence qu’il affectionne parfois, et de l’autre, un acteur états-unien reconnu aussi pour ses extravagances, ses performances souvent colériques, déjantées, sans compter qu’il se dit influencé par le théâtre kabuki. A priori, il s’agit d’une association idéale, deux fous capables de s’alimenter l’un l’autre pour pousser encore plus loin leur propre délire. Mais justement, le grand plaisir de Sion Sono comme de Nicolas Cage consiste à briser toutes nos attentes, à l’intérieur d’un même film ou dans l’éclectisme de leur carrière, alors cette collaboration produit exactement les effets escomptés, c’est-à-dire le contraire de ce que nous avions espéré.

Les premières minutes de Prisoners of the Ghostland nous présentent un Nicolas Cage effectuant un vol de banque : il gueule, il est menaçant, il est à l’image de ses personnages classiques, qu’il accumule dans des films obscurs que personne ne regarderait si ce n’était de la star et de sa colère épique.  Nous le retrouvons ensuite prisonnier (le crime a échoué), on parle de lui comme d’une légende, célèbre pour avoir échappé aux forces de l’ordre pendant longtemps, on craint sa violence, on le dit coupable d’avoir tué un enfant. Sono joue sciemment avec l’image de son acteur, il l’intègre dans son film, mais rien que pour mieux la désamorcer : lorsque Nicolas Cage est libéré, embauché pour retrouver la fille (Sofia Boutella) d’un gouverneur (Bill Moseley), disparue dans le Ghostland, une région d’où personne n’est jamais ressorti, il se voit enfermé à nouveau dans une autre sorte de prison : un costume armé de détonateurs placés au niveau des bras, du cou, et des testicules. Si jamais notre star se laisse aller à l’un de ses typiques accès de colère, si le costume détecte que son bras s’apprête à faire violence à une femme innocente, alors la bombe éclatera (même chose, nous l’aurons compris, pour les testicules). De façon littérale, Sono empêche Nicolas Cage d’être Nicolas Cage, ou du moins d’être le Nicolas Cage que nous sommes venus voir. Pas de rage ici, sinon c’est la mort.

Le cinéaste semble ainsi s’amuser à humilier son acteur (en le vêtant d’accoutrements ridicules, en le faisant conduire un vélo rose pour enfants), et à faire violence à son image, Nicolas Cage passant une bonne partie du film à être inactif, étendu sur une civière, mutilé, chaque promesse de violence se soldant par un échec. De plus, nous apprenons rapidement qu’il n’a pas tué d’enfant, et que c’est plutôt son partenaire (Nick Cassavetes) qui est responsable du meurtre, pendant un vol de banque où Nicolas Cage a plutôt tenté de l’arrêter : non seulement il est incapable de violence à l’écran, mais en plus il n’a pas commis celle qu’on lui attribuait. Au contraire, il est hanté par la mort de cet enfant, et le Ghostland apparait comme une métaphore de ce sentiment de culpabilité puisqu’il s’agit d’une terre où le temps est suspendu par des hommes tirant sans cesse sur une corde liée à la grande aiguille d’une horloge géante. Nicolas Cage n’est pas que prisonnier de son costume, mais aussi de cette lande fantomatique dont on ne peut pas sortir, pas avant d’avoir guéri ses traumatismes, d’avoir accepté de se libérer d’un passé si lourd qu’il maintient les habitants du lieu dans un état de stase perpétuelle.

Loin de faire violence à son acteur, Sono le révèle en fait, en mettant à l’avant-plan un motif central de sa carrière, celui de la cage, justement, de la prison, puis parce que c’est dans sa lutte contre ce qui le restreint que Nicolas Cage devient qui il est[1] ; dans le cas de Prisoners of the Ghostland, on dévoile, entre autres, sa mélancolie sous-jacente, celle que Nicolas Cage transforme en rage dans d’autres films pour essayer en vain de s’en dépêtrer. Il est vrai que la performance de la star n’est pas particulièrement mélancolique, alors que Sono lui accorde un peu d’espace pour expérimenter, par de brusques changements de ton dans ses dialogues, par exemple, ou lorsqu’il écarquille les yeux démesurément et se tire le visage en un rictus effroyable (qui rappelle fortement une des images les plus connues de Face/Off [John Woo, 1997]). Mais quand le récit semble se perdre, dans des flash-backs répétitifs, au ralenti, Sono cherche (avec plus ou de moins de succès) à représenter ce temps figé, l’obsession du protagoniste envers le passé. Le cinéaste travaille de façon beaucoup trop ludique pour qu’un sentiment comme la mélancolie puisse émerger, mais nous en reconnaissons les traces, aussi, quand il évoque Hiroshima et Fukushima (le Ghostland a été créé par un accident nucléaire, et ses fantômes sont d’anciens prisonniers transformés par le contact avec les radiations), voire dans le style particulier du film, combinant des décors tirés du Japon féodal à ceux du western hollywoodien. La collaboration Est-Ouest trouve ainsi son équivalent à l’image, alors que Sono joue avec les codes qui ont façonné le western et le film de samouraï (jusqu’à une finale citant The Wild Bunch [Sam Peckinpah, 1969] avant de retomber dans Akira Kurosawa). Le cinéaste explore ainsi un passé, souvent idéalisé au cinéma, surgissant au présent, se mêlant avec des voitures modernes ou cette banque, au début, qui apparait comme un lieu contemporain. Alors sans être un film mélancolique, Prisoners of the Ghostland s’articule autour d’images évoquant ce sentiment sur un ton plus ironique, amusé.

Ce Nicolas Cage plus fragile, nous le retrouvons entre autres dans le récent (et excellent) Pig (Michael Sarnoski, 2021), un autre film qui nous tirait le tapis sous les pieds pour nous présenter une version inattendue de l’acteur. Le film s’annonce comme un énième John Wick (2014), avec une légende vivante voulant prendre sa revanche après qu’on ait kidnappé son cochon, mais finalement, c’est à la fine cuisine que son personnage doit sa célébrité, et le film se concentre sur sa douleur, alors qu’il traine son corps pouilleux, lent, abattu, alourdi par un deuil qu’il n’arrive pas à surmonter (dans l’une des plus grandes performances de l’acteur depuis longtemps). Mais la comparaison est surtout intéressante à un autre niveau : nous avons là deux films sortis sur nos écrans à deux mois d’intervalles, et tous deux se montrent conscients d’une image de la star qu’ils déconstruisent. Nicolas Cage, semble-t-il, vient d’entrer dans la phase réflexive de sa carrière, ce que nous confirme d’ailleurs l'un de ses prochains projets, The Unbearable Weight of Massive Talent, où il jouera son propre rôle d’acteur vieillissant, devant reprendre les personnages qui ont façonné sa carrière pour sauver sa femme et sa fille d’un fan dangereux.

Ainsi, tout ce qui tourne autour de la star est, de loin, ce qu’il y a de mieux dans Prisoners of the Ghostland, un film qui ne tient sinon qu’à une esthétique somptueuse, à quelques fulgurances visuelles s’épuisant vite dans la répétition, et quelques idées fortes ne menant pas bien loin (cette horloge géante, l’ombre du nucléaire, le mélange Est-Ouest, etc.) Dans son désir un peu vain de s’aliéner son public, le film en devient ennuyant, surtout qu’en conclusion, Sono semble devoir faire concession à ses producteurs, et nous donner ce que nous sommes venus voir : un affrontement violent, un Nicolas Cage en mode film d’action. Une finale qui s’avère aussi satisfaisante que décevante, dans la mesure où, même s’il est parfaitement apte à mettre en scène la violence désirée, nous aurions préféré que Sono aille au bout de son projet, quitte à risquer plus d’ennui. Il en résulte un film mineur dans la filmographie de son auteur, mais qui permet au moins de présenter un point tournant dans la carrière de Nicolas Cage, ce qui saura fasciner les cage-o-philes, qui, de toute façon, sont habitués de suivre leur star dans des productions beaucoup plus minables que celle-ci.



[1] Quelques exemples : il est prisonnier du corps d’un autre, dans Face/Off ; prisonnier de son désespoir ou de son désir de revanche dans un nombre incalculable de films ; prisonnier dans une prison, dans Con Air (Simon West, 1997) ou dans une variation sur le thème, The Rock (Michael Bay, 1996) ; prisonnier d’une île (The Wicker Man, Neil LaBute, 2006), où sa tête sera aussi enfermée dans une cage ; prisonnier d’un scénario de film noir se refermant sur lui, dans Red Rock West (John Dahl, 1993) ; prisonnier d’un emploi qu’il veut quitter, dans Guarding Tess (Hugh Wilson, 1994) ; prisonnier de l’Enfer, dans Drive Angry (Patrick Lussier, 2011) ; prisonnier d’une entité autre qui s’empare de son corps (les Ghost Rider,  2007 et 2011, Mom and Dad, Brian Taylor, 2017) ; prisonnier de son esprit, lorsqu’il se prend pour un vampire, dans Vampire’s Kiss (Robert Bierman, 1988)…

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Critique publiée le 30 août 2021.