Il faut avoir déjà pénétré les profondeurs d’une mine en activité pour pleinement saisir la singularité du lieu. D’abord il y a tous ces vêtements et équipements de sécurité qu’il faut enfiler et qui présagent le degré de danger auquel on est sur le point de se soumettre. On entre dans le monte-charge et s’entasse comme des sardines, la lourde porte métallique se referme et après un code sonore strident, on dit adieu au soleil pour de nombreuses heures. Des centaines de pieds sous terre, le regard éclairé par la torche qu’on porte sur la tête, tout n’est que dureté et froideur, des tunnels en roc à l’alliage des rails, portes, sas, équipements, machineries. Les sons ont quelque chose d’infernal, une bande de forcenés s’acharne à forer ce qui pourrait très bien devenir leur propre tombeau. De manière inconsciente, un malaise grandit en nous et chaque fibre de notre être réclame la fuite de cet endroit oppressant. Il est étonnant que le cinéma ait si peu exploité les potentialités dramatiques et esthétiques offertes par la mine ; dans son deuxième long métrage, Sophie Dupuis nous en montre l’étendue avec une grande finesse, s’en servant pour dresser un touchant portrait social.
Avec Chien de garde, la réalisatrice réduisait le thriller criminel à une petite échelle pour mieux explorer la dimension humaine du banditisme et ainsi proposer une représentation plus réaliste des individus moyens s’y adonnant, les petits voyous. S’appuyant sur ces riches fondations, le thème de la famille s’en trouvait élevé. Souterrain fonctionne de manière analogue en reprenant cette fois-ci le film catastrophe — une explosion survient dans une mine de Val-d’Or et une équipe de sauvetage a pour mission de secourir leurs collègues. Néanmoins, ceux-ci ne sont qu’au nombre de cinq, nous n’assistons pas à la détonation, aucune scène ne s’attarde à montrer des victimes à moitié démembrées criant de désespoir, pas de fillette séparée d’un papa-héros-faillible-mais-vertueux. L’audace de Sophie Dupuis est d’avoir purgé la dimension spectaculaire propre au genre pour faire de la catastrophe non pas un cataclysme aux proportions dantesques, mais un drame humain mis en relation avec les tragédies personnelles du quotidien : accident de voiture, handicap, fausse couche. Déjà en germes lorsque s’amorce le récit, les blessures portées par les personnages se révèlent au fil de leurs conflits d’une manière lente et fort belle qui honore le discernement du public. Le thème de la famille est ainsi exploré à nouveau, de façon littérale mais aussi figurative, cette fois. Il y a ce père qui n’est plus que l’ombre de lui-même depuis l’accident de son fils, un couple peinant à avoir un enfant, et puis les liens très forts qui unissent l’équipe des travailleurs de la mine. Les taquineries qu’ils s’échangent nus dans la douche commune ou le vestiaire, les gestes d’attention qu’ils se portent quand ils travaillent et les moments de détente partagés en bande à la fin des journées témoignent d’une franche fraternité qui ne manque pas de nous attendrir. S’ils dissimulent leur sensibilité sous des blagues grivoises et la moquerie de leurs sentiments, ces hommes s’aiment d’une manière bien réelle. La famille n’est pas qu’une histoire de sang. Le naturel des acteurs et la qualité des dialogues nous rendent attachés à cette petite équipe ; le désastre auquel elle est confrontée dans la dernière partie du film n’en devient que plus prenant. La nature d’une telle fraternité est aussi creusée par la relation qu’entretient le protagoniste avec un ami d’enfance et ancien collègue dont il est responsable du grave handicap. Au bonheur de la complicité partagée se mêle un complexe réseau d’émotions où s’entrelacent culpabilité, entraide, sens du devoir, pardon, honte et fidélité.
Encore une fois, l’impeccable direction d’acteurs de Sophie Dupuis insuffle une force indéniable à son œuvre. Sa méthode de travail est désormais bien connue, elle qui préconise les longues répétitions avec les comédien.nes afin qu’ils et elles puissent apprivoiser leurs personnages avant le tournage et les laisser grandir d’une manière organique, ce qui les dote d’une grande authenticité. Joakim Robillard, qui incarne le protagoniste, émeut par la vulnérabilité et la sensibilité qu’il exhibe avec nuance. Adhérant aux normes sociales du milieu ouvrier dont il est issu, le personnage de Maxime est écartelé entre la fierté qu’il en retire (pick-up rutilant, boulot respecté, maison moderne, bateau) et les tourments qu’elles lui imposent. Les échecs répétés qu’essuie sa conjointe lors de ses grossesses deviennent une insulte à sa fertilité, et les torts qu’il a causés à son ami le chargent de remords et d’un sentiment d’impuissance que le flegme de la virilité le contraint à étouffer. Pour sa deuxième collaboration avec la réalisatrice, Théodore Pellerin rayonne quant à lui dans son interprétation de l’ami de Maxime ; souffrant des séquelles d’un traumatisme crânien, ses gestes malhabiles, sa démarche claudicante et sa locution gravement atteinte où les mots s’emmêlent et refusent de sortir l’empêchent de mener une vie normale. L’interprétation sans faute de l’acteur mérite d’être saluée pour la crédibilité qu’il réussit à transmettre à son personnage, d’autant que son infirmité est un nœud central du récit. Et il y a James Hyndman, qui se démarque aussi dans le rôle du père qui, rongé par une sourde rancœur, refuse le récent handicap de son fils qu’il n’a pas su protéger. Nous retenons une scène en particulier, alors qu’il est assis devant la loterie vidéo d’un bar ; on entend les sons clinquants de la machine, dont les couleurs gaies se reflètent contre le visage crispé de l’homme qui se décompose lentement en un rictus d’une profonde douleur, à la fois pathétique et bouleversant. Ce genre de trop-plein d’émotions survient à quelques reprises et provoque chaque fois un effet percutant, bien que les scènes qui les préfigurent paraissent parfois artificielles en comparaison. Pensons à l’explosion de colère de Maxime, qui déverse sa frustration sur une pièce d’équipement qu’il n’arrive pas à décoincer — la scène, puissante, est révélatrice du trouble qu’il n’est plus capable de contenir, mais survient après une altercation qui paraît télégraphiée dans laquelle on le voit narguer un collègue aimable, vaine tentative pour calmer ses propres angoisses. La dynamique a alors quelque chose d’évident, on perçoit trop bien la fonction d’amorce que remplit la séquence, sa scénarisation. Une gaucherie qui concorde mal avec la subtilité générale de l’écriture, mais qu’on oublie facilement au vu de la qualité de l’ensemble.
De celle-ci, la masculinité toxique se manifeste avec évidence mais nous croyons qu’elle s’ancre dans une question beaucoup plus large et universelle à laquelle n’importe quel spectateur.trice saura s’identifier : celle de la vulnérabilité. Car chez ces trois personnages masculins dont les tourments prennent racine dans l’insécurité, il s’agit, au fond, de la peur d’être blessé, rejeté, de voir ses ambitions avortées par l’impuissance. Face aux épreuves de la vie, on est souvent mal outillé pour accepter ses propres faiblesses et dépasser les barrières que l’on érige autour de soi. Le titre du film et ce lieu aride qu’est la mine forment en ce sens une métaphore efficace qui renvoie à ces émotions que l’on tente d’enterrer par dépit, trop souvent avec une issue explosive. Un dernier mot sur la grande qualité de la conception sonore qu’il ne faut pas omettre de souligner, elle qui distille une angoisse diffuse au film, le parsemant du brouhaha des pistons, moteurs, chaînes, forages et métaux qui s’entrechoquent. Avec la musique grave qui ponctue d’intensité des moments pourtant calmes, elle laisse présager le tumulte invisible qui règne chez les différents personnages et qui ne manquera pas d’éclater.
Le désir de la comparaison se fera certainement insistant, alors établissons-le clairement : Souterrain est moins flamboyant que Chien de garde, mais plus fouillé, égal et maîtrisé. Sophie Dupuis signe une œuvre témoignant d’une grande maturité émotionnelle et artistique qu’il ne faudra pas manquer — vivement son arrivée en salles le 4 juin (enfin) !
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