DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Libres, Les (2020)
Nicolas Lévesque

La prison de bois

Par Olivier Thibodeau

Les libres s’ouvre et se referme comme les grilles d’une geôle sur ses précaires intervenants, usant d’une conclusion en pointes acérées pour confirmer le caractère délicieusement cynique de son titre. Il n’existe pas, en effet, de vraie liberté pour les ex-détenus. C’est du moins ce que le film tend à prouver dans sa représentation stoïque de l’aliénation ordinaire, aliénation par le travail qui succède immédiatement à l’aliénation carcérale et les autres pierres d’achoppement de l’existence criminelle (dépendance à la drogue et gestion déficiente de la colère, notamment, que les auteurs abordent plus en détail en cours de récit). Il se cache donc une certaine complexité discursive derrière la façade simplissime de cet humble exercice, qui en ne tirant qu’une ficelle réussit presque à révéler toute la trame pénitentiaire de notre organisation sociale.

Quoiqu’il rappelle le direct québécois, on assiste plutôt ici à un documentaire d’observation issu de la tradition étasunienne (Leacock, Drew, Wiseman). Le sujet est donc institutionnel avant d’être personnel, de sorte que ce ne sont pas les Samuel Bouchard, Pierrot Lapierre, Éric Flamand, Caroline Duchesne ou Karl Tremblay (ex-détenus en processus de réhabilitation) qui en constituent le point focal, mais bien la compagnie Stagem, fabricant industriel de piquets d’arpentage et de composantes pour palettes, spécialisée dans « l’insertion à l’emploi ». Ce sont les mécanismes de cette réinsertion que Lévesque choisit d’explorer, et par extension les processus de formatage inhérent à l’incorporation des individus rebelles dans le marché normalisant du travail. Paradoxalement, s’il dresse un portrait de la réussite de ses intervenants au sein du programme chapeauté par l’entreprise, c’est le triomphe de la disciplinarisation foucaldienne des corps qu’il invite en fait le spectateur à constater.

Il n’y a pas ici de méchants à proprement parler, comme il n’y a pas de méchants dans les films de Wiseman ; l’humanisme des auteurs et la neutralité du point de vue font intrinsèquement obstacle au manichéisme. Il n’y a que le paternalisme systémique de gens bien intentionnés, Alain Lavoie, en premier, le charmant mais infantilisant contremaître de la boîte, chargé de la gestion et de l’évaluation périodique des participants au programme. Alain, c’est un bon « bonhomme », tel que mentionné par l’un de ses anciens apprentis sur un bout de planche gardé en souvenir, et il semble pleinement dédié au bien-être de ses subalternes. Le problème, c’est que bien-être et discipline deviennent vite synonymes au sein de la diégèse, et que cette dernière est inculquée comme à des enfants par une autorité forcément indiscutable, seule garante de leur survie. Comme le disait si éloquemment Régis Savoie dans Requiem pour un beau sans-cœur (1992) : il n’y a pas d’autres choix pour ces gens-là que « la shop ou le pen », alors qu’on les oblige à passer de l’un directement à l’autre.
 


 

Avant d’être physique (dans l’affectation des tâches et la gestion des horaires), le contrôle des individus à l’écran est surtout scolaire, tel que mis en évidence par les auteurs. Non seulement doivent-ils assister à des cours et faire des examens sur des sujets palpitants relatifs à la taille du bois pour les piquets d’arpentage, mais ils doivent également subir une série d’évaluations mensuelles où on leur rappelle l’importance de l’obéissance et de l’assiduité tout en leur octroyant des notes pour divers aspects de leur comportement. Les similarités avec le cadre pédagogique sont si frappantes qu’il nous paraît parfois étonnant que des adultes sortis de prison puissent s’y conformer si docilement (désir de réforme oblige). Voici là une démonstration troublante de l’institution commerciale relayant l’institution totale, qui après déprogrammation renvoie tout de suite l’individu à la reprogrammation, question d’assurer le bénéfice de la collectivité, mais de l’entreprise privée en premier dans un processus de départage aberrant du « bon bois » et du « mauvais bois ». Ceci dit, le recyclage professionnel des individus hors du pénitencier comporte évidemment certains bénéfices, ne serait-ce que d’un point de vue humain, mais il en va malheureusement, comme le spécifie Alain, d’un processus inégal de « give and take », entendu comme un échange de fidélité perpétuelle contre une promesse diffuse d’employabilité et certains bénéfices ponctuels (la conduite du lift par exemple, dernier symbole de liberté motrice pour Samuel, que le contremaître brandit comme une vulgaire carotte).

Affairé au portrait d’une vaste entreprise de mécanisation humaine, le cadre manufacturier donne a priori un relief pertinent aux images indexées par les auteurs. Il pourvoit notamment à la monteuse, Natacha Dufaux, une manne d’inserts symboliques de planches défilantes, assimilées par métaphore aux intervenants eux-mêmes, chargés de tâches robotiques sous la coupe d’une organisation hiérarchique où ils tiennent des rôles de pions, acheminés malgré eux le long d’un grand convoyeur, du pénitencier vers l’usine, à bord d’une camionnette blanche qui s’apparente étrangement à un fourgon cellulaire. Les plans à vue d’oiseau servent une fonction similaire, en cela qu’ils tendent à écraser l’individu et à le fondre dans un paysage industriel qui le domine et l’invisibilise ; ce sont là les symboles démultipliés d’un être nanisé face à la puissance accablante d’un système auquel il est forcé d’adhérer. À l’instar du travail lui-même, les plans de déambulation automobile évoquent également l’idée d’une fausse liberté puisque la caméra, refusant de pénétrer l’habitacle, se tient toujours à l’extérieur, surcadrant les personnages et les emprisonnant au sein même de leurs clefs des champs. Au final, c’est l’univers tout entier dont on souligne la nature carcérale, non seulement l’enceinte des prisons proprement dites, mais celles qui lui succéderont tour à tour, bagnoles et emplois, garants d’un contrôle post-incarcération quasi total.

S’il évoque explicitement la servitude des ex-détenus, stigmatisés et rattachés pour leurs crimes à des institutions normalisantes inéluctables, le message des Libres peut facilement s’étendre à la population ouvrière plus large, qui elle non plus n’a d’autre choix que « la shop ou le pen », mais qui au moins possède le pouvoir politique de changer les choses. C’est là que le cinéma de Lévesque trouve sa raison d’être, lui qui en discutant d’individus coincés dans l’engrenage, s’adresse en fait aux gens qui peuvent encore s’y soustraire, leur incombant de dénoncer la réalité asservissante du travail, montrée ici dans son plus prosaïque et préoccupant dessein d’instrumentalisation humaine.

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Critique publiée le 15 mars 2021.