Avec son récit proposant un protagoniste à fleur de peau qui déconstruit lentement ses mécanismes de défense pour s’avancer dans l’acceptation d’une réalité nouvelle, le film de Darius Marder ne pouvait pas résonner davantage avec l'année de sa distribution. Projet initialement pensé par Derek Ciafrance (My Blue Valentine [2010], The Place Beyond the Pines [2012]) il y a plus de 10 ans, c’est à son partenaire d’écriture Darius Marder (avec qui il a écrit Pines et son film à venir Empire of the Summer Moon) qu’il passe le flambeau lorsqu’il abandonne la réalisation du film alors intitulé Metalhead pour éventuellement en demeurer le producteur exécutif (d’ailleurs, Cianfrance lui-même fût batteur dans un groupe métal qu’il a du quitter parce qu’il souffrait d’acouphène). Le cinéaste de My Blue Valentine avait cumulé des enregistrements en filmant le groupe Jucifer, duo musical formé d’un couple qui vit depuis plusieurs années en nomade dans leur VR, en espérant y construire sa fiction par la suite en utilisant le duo comme protagonistes. C’est donc sur les bases de ce projet avorté que Darius Marder, plusieurs années plus tard, amorce la pré-production du film qui allait devenir Sound of Metal.
Ruben (Riz Ahmed) est batteur pour le duo musical Blackgammon qui donne des performances métal intenses et qui vit en nomade, avec sa partenaire de musique et de vie, Lou (Olivia Cooke), tous deux parcourant le pays en VR au rythme de leurs concerts. À la suite d’un problème d’ouïe, Ruben apprend assez abruptement qu’il a perdu l’essentiel de son audition et que cette dégradation va se poursuivre. Voyant Ruben ignorer la dégradation de sa condition, Lou lui propose de rejoindre une communauté rurale composée de sourds, pour la plupart des toxicomanes, et dirigée par un vétéran du Viêt-Nam nommé Joe (excellent Paul Raci jouant pratiquement son propre rôle [1]),et que Ruben accepte à contrecœur d’intégrer afin de retomber sur ses pieds. D’abord en réaction, Ruben a pour objectif de réunir suffisamment d’argent afin de se payer une chirurgie d’implants cochléaires afin de retrouver l’ouïe. C’est lentement qu’il apprendra à découvrir cette communauté, ses particularités, ses forces et, surtout, qu’il apprendra à se redécouvrir lui-même, faisant alors face à un choix décisif pour son avenir.
Évitant le mélodrame et les facilités grâce à des personnages minutieusement construits et incarnés dans un scénario d’une grande sensibilité, Sound of Metal est surtout un film sur la dépendance. Il démontre intelligemment les formes qu’elle prend, mais aussi toute la force requise pour ne pas s'en contenter, s’en extirper, s’adapter et se reconstruire. Que ce soit la dépendance aux drogues, aux relations, aux sens, à la réalité qu’on se façonne ou qu’on s’imagine, le film observe les différentes formes sous laquelle la dépendance se manifeste. Ainsi, si c’est à la suite de la perte auditive de Ruben et constatant qu’il ne peut poursuivre la musique, que Lou l’abandonne pour permettre à lui de se guérir et à elle de mieux poursuivre, leurs trajectoires n’en demeurent pas moins à cet instant parallèles, incapables de se rejoindre, et ce même au terme d’un long parcours (tant mental que géographique) afin de comprendre cet abandon et d’y percevoir enfin le début d’autre chose, comme une réconciliation.
On ne peut passer sous silence la performance de Riz Ahmed qui tient une grosse partie du film sur ses épaules (il est essentiellement dans chacun des plans) dans un rôle difficile pour lequel il arrive à faire transparaître toute la rage contenue de son personnage, de la dépendance qui guette à sa résistance face à sa nouvelle réalité imposée, se positionnant toujours face au monde sous une carapace avant d’éventuellement s’ouvrir à lui. Dans les nombreuses résonances du film, entre autres celles qu’on ne peut qu’associer à ce temps pandémique, on peut étrangement voir le protagoniste comme un exemple de ce qu’ont traversé (et traversent encore) plusieurs individus, pris à vivre dans cette volonté de « revenir à comme c’était avant », pris devant des changements imposés qui demandent de l’acceptation, de l’adaptation, au risque de nous noyer d’impuissance.
Sound of Metal est aussi particulièrement immersif dans sa façon de nous présenter les différentes perspectives sonores du protagoniste selon le développement du récit. La construction du film va aussi dans ce sens, alors qu’il s’ouvre de façon bruyante avec une performance musicale pour laquelle Ruben se livre avec une colère visible mais contenue, extériorisant les bruits en lui pour lentement glisser vers le silence, y faisant découvrir de multiples aspects de cette vie sans sons (autrement dit, on ne peut ressentir le silence sans avoir d’abord entendu le bruit qui manque). Et il y aura définitivement beaucoup de bruits à l’intérieur de Ruben durant ces premiers mois de repli. C’est avec adresse et ingéniosité que la conception sonore du film réussit à rendre palpable ce monde basculant dans l’inaudible tout en révélant le chaos intériorisé de Ruben qui déborde — de sons, d’angoisses, d’attentes. Or si le son du métal s’avère le dernier son que Ruben entend à travers les battements de son drum, c’est aussi le premier son qu’il entendra différemment, le premier qui le fera retrouver, d’une manière nouvelle, le monde, par les battements de ses mains sur le métal de la glissoire qui s’improvise en moyen ludique de communication avec un enfant sourd ; le moment de rupture devient le premier moment d’ouverture.
C’est après avoir traversé la partie la plus bruyante de sa vie que Ruben commence à se rendre compte qu’il y a de la profondeur dans ses moments les plus calmes. Marder représente la force gagnée à travers le handicap de Ruben, le démontrant justement non comme une défaillance à corriger mais bien comme une force à exploiter, traitant sa surdité avec dignité et grâce. Car c'est bien sa surdité qui lui permet de se couper de tout ce qui le gardait jusqu’alors dans la dépendance, de ce qui l'empêchait d’avancer et de se retrouver. Ruben arrive alors à voir la possibilité de se réinventer pour le mieux, laissant derrière lui le bruit, abandonnant ses attaches pour redécouvrir le silence de la solitude. Cherchant maintenant à éviter la dissonance, il apprend à trouver l’harmonie dans l’abandon, à défaut de se perdre dans la résistance.
[1] Raci est vétéran de la Guerre du Viêt Nam, toxicomane et chante en langue des signes pour le groupe métal hommage Hands of Doom.
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