« Sometimes you have to create your own history. The Watermelon Woman is fiction. » Ainsi se conclut le film culte de Cheryl Dunye renversant la perception du récit et confirmant comme le laissait entendre les indices disséminés dans le film que ce personnage, cette Watermelon Woman, figure libératrice de l’histoire des femmes noires au cinéma, lesbiennes qui plus est, n’était qu’une construction, une archive bâtie de toutes pièces. Dans cette phrase d’une simplicité déroutante se condense la puissance d’une œuvre où se mêlent images d’une fiction où la cinéaste se met en scène et le faux documentaire qu’elle développe partant d’une scène éblouissante. Au pied de l’arbre, la Watermelon Woman qui vient réconforter la femme blanche est évidemment reléguée au rang de servante quand pourtant sa candeur, sa posture et sa main rassurante posée sur l’épaule envahissent l’écran. La cinéaste voyant ce film sur l’écran cathodique du vidéoclub où elle travaille tombe amoureuse de cette scène mais réalise que son idole n’est pas identifiée dans le générique, si ce n’est par un surnom qui nie son identité, la transforme en un objet interchangeable. Au fil des mouvements de Cheryl, l’histoire pourtant se démêle, la Watermelon Woman devient Fae Richards et le fantasme se poursuit à travers une romance qu’elle aurait eue avec la réalisatrice Martha Page. Une frontière fragile se constitue entre le film et sa production puisque ce choix d’inventer une actrice noire des années 1920 et d’aller jusque créer des documents artificiels est le résultat d’une recherche infructueuse dans les archives du congrès, là où les femmes noires ne sont que des archétypes, des personnages fonctionnalistes et sans intimité.
Si l’encart final de Watermelon Woman est si perturbant c’est que devant lui, je ressens un désir de résistance : affirmer qu’une recherche suffisante permettrait de faire ressurgir de vraies images, que c’est par manque de ressources que Cheryl n’est pas parvenue à trouver une source réelle à laquelle s’attacher. Je repense alors à mes cours de cinéma, dans ma mémoire se succèdent les frères Lumière, Murnau, Méliès, Gance, Keaton, Vidor, Eisenstein, mes notes sur le cinématographe sont couvertes de noms et la seule figure noire qui s’y retrouve est celle de l’encre, le reste est effacé. Je m’acharne, tente d’apercevoir entre les tableaux de l’université un fragment de Micheaux, une miette, ne serait-ce qu’une scène de Within Our Gates (1920), mais la réalité est bien celle de Cheryl Dunye : j’ai si peu vu ces rares films d’une autre époque, où déjà ce que l’on appellera le « race film » n’est qu’une page anecdotique, un morceau oublié de l’histoire du cinéma, jamais reconnu par les grands penseurs, les grands studios ou les grands professeurs, relégué à quelques salles de banlieues pour que les personnes noires aient leurs films et foutent la paix à Hollywood.
Et puis je pense à la texture, aux images vidéo de basse qualité qui nous ramènent au temps de la VHS. Cette jeune cinéaste et son matériel rudimentaire, prêté par une amie, me renvoient inévitablement vers une nouvelle accessibilité de l’image jusqu’alors confinée à certains budgets hollywoodiens où à quelques cinéastes expérimentaux qui dérobent des morceaux de pellicule 16mm. Le visage de Sherley, ce nom donné à toutes les femmes dont le portrait servait d’image de référence pour la colorimétrie des pellicules Kodak, se superpose alors à celui de la Watermelon, provoquant un contraste insupportable entre la bien visible et réelle Sherley et l’invisible fiction de Fae. Ce n’est que dans les années 90, notamment à travers la télévision où de nouvelles technologies vidéo sont développées pour calibrer l’image dépendamment de la couleur de peau qui y apparaît, que le Kodak Gold est commercialisé et adapte enfin les standards chimiques du 35 mm à la diversité des visages qu’il est nécessaire de représenter. Jusqu’alors et jusque dans sa matière première, le cinéma effaçait certains traits aux profits d’autres et il est d’autant plus perturbant d’imaginer que cette prise de conscience intervient si tard, au moment où Cheryl Dunye entreprend ses premières recherches.
Je crois qu’il est nécessaire par ailleurs de donner un peu de place au sujet qui produit ce commentaire, parce que Cheryl nous fait, me fait, une adresse directe dans cet encart final qui ramène le film à l’humain qui le produit, à celui qui le reçoit, qui est interpellé, invité à poursuivre le combat. Alors je m’autorise une petite entorse au commentaire pour parler un peu de moi. Et si je ne partage pas la couleur de Cheryl, ni celle de la Watermelon Woman, si ce film marqué autant par l’identité noire que lesbienne m’échappe par certains aspects car on ne saurait qu’imaginer, penser une oppression que nous n’avons pas nous-mêmes subie et que la douleur des autres ne nous appartient pas. Pourtant je me reconnais aussi dans ce visage parce qu’issu d’une immigration algérienne, je n’ai que très peu de traces de l’histoire de mon cinéma (ce « mon » sonne aussi juste que faux). Il en est de même pour les populations chinoises d’Amérique et leurs « race films », qui eux non plus n’ont pas eu le droit à un soin archivistique jusque dans les années 1980. Alors, je ne peux m’empêcher d’entendre ce film comme un appel général, non seulement pour toutes les Fae Richards qui n’ont jamais existé mais aussi tous les étrangers dont le teint s’éloignait un peu trop de celui de Sherley.
Dans le vide de ces documents absents, les mots de Susan Sontag dans Regarding the Pain of Others se chargent de sens. Elle y signale l’absence de musée de l’esclavagisme en 2003 sur le territoire américain et met en évidence le problème en le comparant au grand nombre de musées de la Shoah. Ce constat étonnant d’une histoire récente mieux documentée qu’un passage plus ancien et plus fortement ancré en Amérique l’amène à émettre l’hypothèse qu’encore aujourd’hui la constitution américaine repose sur l’exploitation de ces corps sous représentés, au cinéma comme ailleurs. Par ailleurs, cette mémoire est trop dangereuse pour l’équilibre social puisqu’elle met en doute le pouvoir en place (contrairement à l’holocauste qui permet de critiquer les barbares de l’Allemagne Nazi sans remettre en question l’Amérique d’aujourd’hui). C’était vrai en 2003, encore plus en 1996 et le problème, au vu des évènements de l’année 2020, est encore, peut-être plus que jamais, d’actualité. C’est pour cette raison aussi, que faute d’une archive officielle, The Watermelon Woman construit son propre musée, certes factice mais qui comble le vide laissé par l’effacement, fait survivre un fantasme dans le cauchemar de l’histoire.
Il est moins question ici d’étudier en détail toutes les pistes qui questionnent la place des afro-descendants dans l’histoire du cinéma, peut-être simplement les évoquer, mettre en évidence la multiplicité de questions complexes qui adressent autant la technique de l’image que ses acteurs, les studios de production que les cinéastes, sans trouver de responsable car, comme Cheryl Dunye le propose, il paraît nécessaire quelque part d’accompagner l’accusation d’un peu d’humour, d’espoir surtout. Et si l’on peut discuter plus en profondeur Watermelon Woman, et toute la subtilité de sa proposition — le personnage de l’artiste blanche par exemple est autant critiqué pour son aristocratie que valorisé car son regard externe met en place un dialogue avec Cheryl —, je préfère ici m’arrêter sur cet encart final dont toute la puissance réside dans l’authenticité, la transparence et la présence brute d’une réalisatrice qui rompt, le temps de quelques secondes, le contrat de fiction étrange de son film. Elle vient alors nous parler, dans le silence d’un générique, à travers quelques caractères sur fond noir, qui disent l’urgence et l’espoir.
Pendant ce temps en 1996, l’homme blanc poursuit sa Mission : Impossible pour sauver le monde de la destruction, protéger l’Oklahoma d’une Tornade et San Francisco des attaques terroristes. Quand ressurgissent les récits catastrophiques avec en tête de file Independance Day, Hollywood construit l’horreur de l’avenir, l’énième guerre contre laquelle la puissance américaine nous sauvera pour rétablir l’ordre qui précédait. Encore et toujours l’invasion, une lutte qui a trop longtemps été menée contre ceux qu’on appelle les aliens, un terme se traduisant autant par extraterrestre que par étranger, personne qui n’appartient pas à la population établie — celle qui souhaite que rien ne change. Un simple glissement suffit à mettre en lumière le silence auquel est déjà soumise une part de l’humanité, lorsqu’il n’est plus question de préserver le monde mais de le changer, les récits ne se tournent plus vers le pire qui pourrait nous arriver mais sur celui qui s’est déjà produit. Quelque part je me construis aussi une fiction où Cheryl Dunye malgré elle se constitue en Will Smith du passé, envoyant une femme voyager dans le temps pour rétablir l’ordre entre les photogrammes et permettre d’offrir quelques archives pour égrainer les germes d’une histoire tournée vers l’avenir. Le jour de l’indépendance est passé, des guerres ont été perdues mais la Watermelon Woman comme un fantasme semble murmurer au détour d’un encart final que l’absence, l’effacement si longtemps subi doit être un moteur et non un frein pour les caméras à venir, celles qui ont encore tout le temps d’écrire leur propre version du cinéma.
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