Frederick Wiseman, c’est l’un de ces grands cinéastes qui mourra sans doute en faisant ce qu’il aime, dans la salle de montage où s’opère la magie de son art, où son regard aguerri scrute, dissèque et extrait l’essence des institutions sociales qu’il observe des mois durant. À 90 ans, il fait penser depuis longtemps aux vénérables grands maîtres, Kurosawa, Godard, Eastwood, Varda, Mekas, des artistes pour qui la retraite n’est même pas envisageable au vu de l’amour cinéphile qui les anime corps et âme. L’œil du documentariste s’est écarquillé par contre, depuis ses flamboyants débuts à l’asile d’aliénés de Bridgewater, et de la synthèse percutante (Titicut Follies [1967], High School [1968]…), il est passé depuis à l’observation monumentale, la sémiologie patiente, la politique subtile, sculptant désormais son propos dans le temps et la multiplication des opérations institutionnelles archiprosaïques qui servent d’engrenages minuscules dans des ensembles cyclopéens. Ses films, longs et objectivement cadrés, se donnent moins clairement à lire qu’autrefois dans leur message sous-jacent, dans le sens que leur donne la subjectivité de l’auteur. City Hall est un cas de figure très éclairant en ce sens, puisqu’il ne cède pas si volontiers son sens profond, optimiste pour certains, pessimiste pour d’autres, cynique ou complice. Tout cela à la fois, certainement, mais indéniablement politique aussi. Dantesque même dans certaines constations inévitables.
À mon œil, City Hall est l’un des films les plus déprimants et les plus cinglants de l’auteur en cela qu’il constitue un portrait de l’échec incontestable de la démocratie représentative face à un système économique et légal qui privilégie à tout coup les méchants : propriétaires immobiliers, lobbys et hommes d’affaires. Un système humain tenaillé par le spectre inhumain de l’abstraction capitaliste et technocratique. Le plus douloureux dans tout ça, c’est que Wiseman filme ici des gens bien intentionnés, des fonctionnaires passionnés et progressistes qui ont vraiment à cœur le bien-être de la population multiethnique de Boston — même les policiers m’ont semblé sympathiques. Il s’agit malheureusement de fonctionnaires menottés par un double système, structurel et législatif, qui abstrait les relations humaines et limite sans cesse leur pouvoir d’action auprès des communautés culturelles locales, compromettant donc leur pouvoir de représentation auprès de ces communautés face au monolithe abject de la business. En somme, on assiste ici au portrait d’un système démocratique qui échoue malgré sa réussite, victime des forces antidémocratiques qui sclérosent toute la planète. Et c’est dans la durée, durée a priori rebutante de 275 minutes, que naît cette constatation ; c’est dans la durée que le propos se développe, alors que l’auteur pose sa caméra sur une série d’organes de la ville qui, en cherchant des solutions aux drames sociaux vécus par leur population, se butent systématiquement à des problèmes de fond irrésolubles au niveau municipal, voire au niveau politique.
Marty Walsh, maire progressiste d’une des villes les plus progressistes aux États-Unis (Boston) constitue à bien des égards la quintessence du fonctionnaire, mais au sein d’une institution technocratique inflexible où l’ensemble des Bostoniens, trop vaste pour être géré par un gouvernement centralisé, font figure de statistiques. Homme charmant, volubile et doté d’un accent irlandais irrésistible, il possède peu de défauts de caractère. Artisan acharné de la « mobilité sociale » et partisan passionné de l’équité ethnique et sexuelle, Walsh parle beaucoup, mais il est dur de voir ici les impacts réels de ses politiques d’inclusion. L’auteur ne s’y attarde pas ; il s’intéresse surtout aux monologues, performances constitutives d’un exercice démocratique qui depuis longtemps s’est sevré de ses racines antiques. City Hall, c’est un film de monologues, même lorsqu’il s’affaire à filmer des assemblées citoyennes où chacun fait valoir ses arguments, de façon articulée mais trop souvent vaine. Les demandes émises par la population s’avèrent presque toujours irréconciliables avec l’offre de services du gouvernement municipal étant donné l’impuissance de celui-ci à effectuer de vrais changements systémiques. On note à ce sujet une séquence où une vieille dame se plaint au maire de l’impossibilité de payer les 65 $ dollars requis pour l’achat d’un médicament essentiel à sa survie. Walsh, embarrassé, s’avoue alors impuissant à faire autrement que d’en appeler au pouvoir étatique et fédéral, alors qu’une partie significative du budget municipal est déjà allouée à l’assurance-maladie de ses employés.
La mairie de Boston est toujours en mode rattrapage, forcée de prendre des mesures pour combattre les ravages d’un système social intrinsèquement inégal, raciste, sexiste, économétrique, axé sur des indices de bonheur calculés en fonction du revenu, donc par la promesse sordide de « mobilité sociale », c’est-à-dire l’action par laquelle les pauvres (exploités) sont encouragés à devenir riches (exploiteurs). En cela, force est de constater que presque chaque scène du film révèle un problème endémique, caché sous le vernis d’une mesure sociale positive, posée comme un sparadrap sur une plaie béante. La législation anti-expulsion est géniale, mais elle ne règle pas le problème de la propriété immobilière privée ; elle ne règle surtout pas le problème de la dépendance municipale aux taxes foncières, qui donne a priori un pouvoir politique démesurée aux propriétaires. Les ateliers de storytelling pour toxicomanes sont les bienvenus, mais ils ne règlent pas les problèmes intrinsèques liés au commerce de la drogue et aux lois antidrogue asymétriques qui règnent au pays (je pense particulièrement ici à la K2 de Frenchie dans les films de Khalik Allah, légale mais plus meurtrière que la marijuana). L’ouverture de banques alimentaires est parfaitement louable, mais elle ne sert qu’à pallier le problème préexistant de l’insécurité alimentaire parmi les pauvres. La collecte des déchets a beau être ordonnée, elle demeure contre-productive si les citoyens continuent à jeter des meubles en parfait état. Les patrons de compagnie ont beau employer plus de Noirs, s’ils continuent personnellement à se doter de salaires plus élevés, ils ne servent toujours qu’à accroître le fossé économique entre les riches et les pauvres. On mentionne même l’oxymore le plus dommageable au monde : « développement durable » (le développement infini étant logiquement impossible dans un monde fini). Les exemples de telles contradictions sont incessants au gré du travail d’observation effectué par Wiseman, et c’est là pour moi que se dévoile la nature de son message politique.
Autre leitmotiv révélateur au sein de son œuvre, plus révélateur même que la présence de ces contradictions déductives, c’est l’aveu d’impuissance législative du gouvernement bostonien. « S’il est impossible de légiférer contre la NRA », déclare furieusement Walsh, qui déplore alors l’exclusivité étasunienne des massacres armés en milieu scolaire, il faut exiger d’eux qu’ils mettent en place des mesures concrètes pour prévenir ce genre d’incidents. Aussi bien demander à Séraphin (ou aux Jeff Bezos, Mark Zuckerberg et Bill Gates de son acabit) de léguer toute leur fortune pour aider les pauvres… « Nous n’avons pas le pouvoir légal d’imposer des salaires minimums », dira autre part la ville, impuissante également, suite à un nouveau décret fédéral promulgué par l’empereur Trump, à protéger les locataires contre les politiques racistes des propriétaires immobiliers. À chaque tournant, pour chaque programme social, celle-ci doit donc se prémunir contre « l’examen légal minutieux » des compagnies impliquées, et c’est là vraiment que réside le drame du City Hall, mais aussi de tout l’appareil démocratique « pour lequel se sont battus nos vétérans » : dans le fait que les gouvernements élus sont privés de souveraineté sur leur propre territoire, et doivent se plier aux caprices de la chimère qu’on appelle l’Économie.
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