En contrepoint de la fine critique qu’a écrite Gégard Grugeau pour 24 images, dont les remarques judicieuses m’ont momentanément fait penser que je ne pouvais rien ajouter à propos du Zombi Child de Bertrand Bonello, je propose d’exposer ici quelques pistes de lecture du film survenues dans la foulée d’un second visionnement curieux de voir s'il (me) restait à dire. Ma réflexion espère ainsi nouer une sorte d’amitié herméneutique, sur le motif, qui paraîtra opportun, de ce que veut dire manger l’Autre. Pour rappel, le film de Bonello s’inspire de l’histoire de la vie de Clairvius Narcisse, un homme né à Haïti en 1922, devenu zombi en 1962 et resurgi 18 ans plus tard après que tous le croyaient mort. Le cas, notamment étudié par l’anthropologue canadien Wade Davis dans The Serpent and the Rainbow (1985) et fictionné par Wes Craven dans un film éponyme (1988) a permis, encore en 1997, de documenter l’apparition d’une moyenne d’un millier de cas annuels, à Haïti [1]. Le corps de ces zombis — hommes et femmes notamment utilisés dans les plantations de cannes à sucre —, devient le lieu, dans Zombi Child, d’une réflexion portant sur la résistance qu’offre l’Autre dans son incorporation, une résistance densifiée à travers l’étrange synchronisme culturel qu’opère la syntaxe syncopée du montage.
Grugeau situe de manière paradigmatique Zombi Child sous les auspices de l’ « entre », mettant ainsi bellement en exergue la discontinuité narrative qui structure tout le film, avec son montage parallèle campé dans l’Haïti des années 1960 et dans le Paris actuel, de même que cet « entre » relève la stratification du récit entre les registres rhétoriques de l’anthropologie, de l’histoire et de la fiction auxquels se greffent en l’occurrence des genres cinématographiques disparates, tels le teen movie et le film d’horreur. Nous pourrions à vrai dire continuer de décliner les figures de l’« entre », tant l’écart des cultures considérées est en premier lieu affirmé de manière patente et que la figure du zombi elle-même relève d’une existence jetée au seuil des mondes de la vie et de la mort ; ou encore, tant la présence d’internet, ostensiblement intégré dans la vie des jeunes protagonistes parisiennes, s’interpose dans les échanges et les relations en créant une fenêtre par où l’on regarde l’autre.
Toutefois, une attention portée à une scène particulièrement prégnante posée très exactement au mitan du film, à la façon d’une pliure qui impliquerait l’ensemble, me paraît donner la possibilité d’envisager une modalité autre, qui inscrirait la proposition dans le réseau d’une filiation post-coloniale plus large que celle des deux seules cultures scrutées — voire fabriquerait même un acte de décolonisation. Dans cette scène, Mélissa, la jeune haïtienne qui, venue d’ailleurs, s’immisce timidement dans le monde d’un collège créé par Napoléon pour les enfants dont les parents ont reçu la Légion d’honneur (ce qui existe vraiment) et où l’on encourage les jeunes filles à devenir des « raisonneuses », comme le dit à un certain moment sa rectrice dont l’esprit de droiture fait tout aussi peur qu’un éventuel Baron Samedi, Mélissa, donc, regarde sa copine Fannie, une adolescente française s’étant maladivement entichée d’un bellâtre qui la plaquera sans trop de protocole, elle la regarde posément de son regard si calme, si doux en toute chose et de son visage à l’expression vaguement impassible, pour abruptement affirmer, absolument sûre d’elle : « J’vais t’bouffer ». Ainsi posée à la clôture d’un rituel d’amitié sororale où les jeunes filles chantent en chœur une chanson de Damso qui n’a pourtant rien de candide — « Et toi la petite salope, / tu me parles de tes Louboutins / Ma grammaire te dit va te faire / Ça ne m’étonne pas, car elle ne respecte R » —, la phrase produit un petit choc, une zébrure efficace de provocation et d’ambiguïté. De là, nous aimerions explorer ce que la modalité de l’incorporation à laquelle l’affirmation invite à réfléchir est susceptible de secréter d’interprétation.
Car si la possession paraît une avenue tout à fait sensée pour penser la grande arche qui donne toute sa cohérence au film, la possession amoureuse qui rythme les pensées de la jeune Fannie faisant écho aux rites vaudou que le film montre, allant de la recette pour zombifier jusqu’à la présentification de Baron Samedi dans le corps de la jeune fille, l’incorporation nous semble permettre de mettre en avant une forme d’intentionnalité a contrario de la déprise par l’autre que suggère la possession, de même que ce thème permet de complexifier le rapport entre deux cultures d’abord fichées dans leurs clichés symboliques d’usage : la Révolution française d’une part, la culture vaudou d’autre part. Il m’a en effet semblé que l’effet de déroute que créé Bonello dès le départ, en opposant de manière si appuyée, Haïti et Paris, sans repère évident nous permettant de relier la zombification de l’homme depuis l’éviscération du poisson-globe où est puisé l’ingrédient causant la fausse mort jusqu’à la nouvelle forme d’existence du zombi, sise dans une pénombre bleutée extrêmement plastique, et la dureté blanche de la lumière de la classe où de jeunes filles assistent à des cours d’histoire et de littérature, cet effet de déroute tenait, comme dans l’antithèse, à un contraste qui n’exclut pas le rapprochement, ce qui n’ancre pas moins le film dans l’enjeu de l’altérité identitaire et culturelle. Or, ce sur quoi je veux rebondir c’est que le maintien de cette altérité ne s’oppose pas à l’incorporation. Au contraire, il en conditionne l’effectuation. C’est ce qui permet au sujet d’élargir l’empan de sa personnalité sur la base du geste même de « bouffer l’autre ». Aussi revoir le film m’a-t-il donné l’occasion de méditer toute la résonance marquant chaque séquenciation parallèle, à l’aune de cette idée qui fait ricochet vers le Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade (1928). « Seul m’intéresse ce qui n’est pas mien », y écrivait l’auteur et artiste brésilien dans toute l’élégance irrévérencieuse du genre pamphlétaire dans lequel sa proposition radicale s’inscrit : soit manger la culture du colonisateur pour mieux gagner en puissance d’émancipation ; renverser le cliché du cannibale tupi pour y asseoir du même coup l’anthropophagie comme « hommage », non sans esprit de scandale révolutionnaire. Comme l’écrit Alexandre Guimarães Tadeu de Soares à propos du rituel anthropophage tupi :
Il s’agit donc d’une anthropophagie qui non seulement respecte complètement autrui, ne le faisant pas son esclave, ne transformant pas son prisonnier de guerre en esclave, mais qui respecte aussi la dignité de l’autre en lui rendant hommage, en lui reconnaissant sa valeur et sa vertu en tant que digne d’être assimilée et grâce à laquelle on se forme, on s’affirme et on devient plus fort. C’est également une manière de récupérer, à travers l’autre, ce que l’on a de mieux, ce qui est digne d’honneur, qui nous donne vie et force spirituelle. [2]
Ainsi frotter par voie de comparaison les rituels vaudou à l’invitation à penser l’histoire « comme une série de discontinuités », comme quelque chose qui « hésite », quelque chose de « souterrain » et de « hoquetant » et comme expérience de la liberté, tel que l’affirme l’enseignant incarné par Patrick Boucheron, reconduit la possibilité de loger dans cette histoire d’autres récits susceptibles de venir troubler la causale linéarité du mythe du progrès historique par voie d’infiltration. Or, l’originalité de Zombi Child tient à l’ambiguïté de qui mange qui et des différentes manières de s’y prendre, une culture fascinant métonymiquement l’autre, à travers le point de confluence que forme la rencontre entre Mélissa et Fanny. En effet, si l’intention provient de Mélissa à l’endroit de Fanny, cette dernière semble fascinée par l’identité de la première et propose de l’incorporer au sein de sa sororité littéraire, quitte à passer pour « chelou » devant ses copines inquisitrices. Une allusion à un certain lesbianisme larvé qui intervient dans le regard admiratif de Fannie à l’endroit de l’une de ses comparses rend alors encore plus ambiguë la volonté de Mélissa de manger Fanny. Par ailleurs, le désir de Mélissa d’amalgamer les différents éléments culturels qui composent sa vie transparaît dans le fait qu’elle défend le propos de Boucheron devant une Fanny plus sceptique, tout en se questionnant à propos de ses origines, de sa différence devant les autres, de sa façon de parler même. Enfin, Mélissa parvient à être acceptée dans la sororité en choisissant de réciter un poème de René Depestre pour répondre à la conditionnelle demande de « raconter quelque chose d’hyper-personnel », d’exposer ce qui compose le plus viscéralement son soi à elle. « Écoutez monde blanc / Les salves de nos morts / Écoutez ma voix de zombi / En l’honneur de nos morts / Écoutez monde blanc / Mon typhon de bêtes fauves […] Écoutez monde blanc / mon rugissement de zombi », scandera-t-elle, de sa voix feutrée, dans une pièce jonchée de moulage de statues antiques à la blancheur de plâtre.
Le film donne ainsi l’impression de s’amuser à multiplier très librement les interpénétrations socio-affectives. Le récit intérieur de Fanny, où l’on entend la jeune fille lire les lettres fiévreuses qu’elle écrit à l’être aimé — « l’enfer de ton absence, mais je suis presque là, je suis presque dans tes bras, dans ta bouche » —, offre un autre élément de ce puzzle et tend de la sorte à venir re-balancer la trame coloniale en en faisant l’occasion d’une métaphore de l’amour, expérience fondamentale de l’angoisse qui ouvre le sujet à ses propres limites et désir de les abolir, à sa propre anthropophagie pour ainsi dire, voire à son propre devenir-zombi dans les cas malheureux. L’incorporation de la sorte saisit la dimension de blessure physique de la rupture tout comme il indique la désincarnation du corps du zombi, le régime d’absence à lui-même dans lequel il est pris et dans le cas dont il est question, dont il parvient à s’extraire. Évidemment, il n’y a qu’un pas à franchir pour relier le zombi vaudou au zombie cinématographique connu pour manger les humains et que Bonello introduit par le biais de scènes de films d’horreur que regardent les adolescentes, obnubilées par l’abject qu’elles y découvrent.
Car l’abject tisse une autre donnée polaire de Zombi Child en signalant sous un autre ordre l’expérience liminale de ce qui est autre que soi, selon la théorisation de Julia Kristeva dans Les pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection [3]. L’abject de Kristeva est ce qui « marque la confrontation du je avec ce qui le dégoûte, cet objet exclu et qu’il reconnaît pourtant en lui-même. [4] » Le sujet ne jouit pas moins de l’abject, dans une expérience où il l’éprouve de façon intensive, cherchant à reconstituer de nouvelles limites entre le soi et le monde. La poésie ouvertement sexiste de Damso, à cet égard, y trouve une sorte de cadre légitimant, comme pour mieux montrer, par le truchement de paroles « abjectifiantes » ainsi enfoncées dans la bouche de jeunes filles de bonne famille, que le procès de devenir soi passe par une série de trahisons à soi, (tout comme la France trahit l’idée de Révolution française, dans les termes de Boucheron) au terme desquelles le sujet dont l’élasticité est ainsi travaillée, à travers les tiraillements des préférences et des déchirures constitutives, parvient à se poser devant le monde. De fait, rappelons que le disque dont est issu la pièce musicale du rappeur belge d’origine congolaise « N. respecte R. » s’intitule de façon tout à fait programmatique Ipséité (2017), un terme référant à l'irréductibilité d'une personne à une autre.
Davantage que l’idée de communauté que voit Grugeau, Zombi Child interroge de la sorte, il me semble, l’expérience au sens d’épreuve de devenir soi, sans pour autant réduire les récits ainsi appareillés à l’échelle d’un narcissisme primaire peu intéressant, sans pour autant astreindre les régimes d’historicité convoqués à la faiblesse du récit intimement individualiste. Zombi Child expose surtout l’universalité de ce « qui avec quoi », à travers des composantes qui jouent sur l’étrangeté du fait de culture, de part et d’autre. Il n’y a pas de regard de surplomb posé sur la culture vaudou, laquelle, sans être non plus l’objet d’un éloge, met à tout prendre en évidence le ridicule consommé des rituels du lycée napoléonien (cette petite révérence par derrière qu’observent le cénacle de jeunes filles devant la rectrice, par exemple) ou encore la projection exotisante et débilisante du bellâtre par Fannie avec son jeans et sa moto, cette marchandise masculine ambulante qui se balade torse nu en forêt. Dans une telle hypothèse, les références répétées à la temporalité soulignent la qualité processuelle de l’épreuve : temporalité interminable de la jeune fille désirant son amant, temporalité de l’ennui comparée à une fin du monde, temporalité du régime d’écriture de l’histoire, temporalité comme sortie même du temps avec cet homme devenu zombi errant, nuit et jour, son corps étant assujetti au travail dans les cultures de cannes à sucre ; et puis, temporalité transcendante de l’amour dont Bonello insiste au final à souligner la présence, lorsque, redevenu humain, l’ex-zombi retrouve sa femme, dans une sorte de happy ending un peu incongru. Une invraisemblance dans le tissu narratif qui fait d’ailleurs écho à l’erreur que commet la mambo à accepter de guérir une blanche chagrinée à l’aide d’un rituel puissant qui excède de loin la banalité de la tristesse amoureuse dont on comprend peu le choix, si ce n'est la liberté que se donne Bonello à jouer avec les cadres qu’il ourdit. « Y’a-t-il une hiérarchie de la douleur ? », demande Fanny à la mambo. Une question certes frondeuse dans le contexte du souvenir du colonialisme, mais qui trouve réponse dans l’écriture anthropophagique du film, selon la sape de l’autorité d’une culture sur l’autre, selon l’agencement infiltré de leurs récits respectifs proposés, telle la possibilité pour le post-colonialisme de quitter le cadre théorique de sa critique a posteriori et d’engendrer de la métamorphose narrative par incorporation à partir de questions vieilles comme le monde.
[1] Lalime, Thomas. 2017. « Environ 1000 zombis par années, selon un article scientifique ». Le Nouvelliste (31 octobre).
[2] Guimarães Tadeu de Soares, Alexandre. 2012. « Remarques sur l’idée d’anthropophagie. Montaigne et le mouvement anthropophage brésilien ». Actes de colloques et journées d’étude Rouen 1562 : Montaigne et les Cannibales.
[3] « […] l’abject, objet chu, est radicalement un exclu et me tire là où le sens s’effondre ». Kristeva, Julia. 1980. Les pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection. Paris : Éditions du Seuil, p. 9.
[4] Girard, Catherine. 2011. « Dedans le ventre des Anglais, figures de mangeurs et abject chez James Gillray Catherine Girard » dans Le Men, Ségolène (dir.), L’art de la caricature. Paris : Presses Universitaires de Paris Nanterre.
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