La vraie bonne science-fiction se situe toujours dans la proche périphérie de l’univers où nous vivons, dans une anticipation minimalement prospective d’un avenir dystopique cohérent avec la réalité actuelle. Et c’est là que The Trouble With Being Born se situe, à la périphérie des sciences robotiques naissantes et de la personnalisation accrue des désirs consuméristes de capitalistes immoraux, là où la pédophilie s’exerce sans remords, sur les corps indifférents de robots programmés pour la chose. Heureusement, loin d’être simplement un film de « problèmes sociaux », loin de se vautrer dans une sorte de misérabilisme bourgeois, l’œuvre de Wollner aborde aussi la question métaphysique de la subjectivité robotique, et par là même du réalisme philosophique à l’époque poststructuraliste. Les souvenirs des androïdes diégétiques étant implantés artificiellement par leurs maîtres, il va de soi que ceux-ci deviennent alors de purs produits, prédéterminés corps et âme par les besoins de la classe supérieure. Or, si les thèmes combinés du proxénétisme et de l’implantation mémorielle rappellent explicitement le Ghost in the Shell 2: Innocence (2004) de Mamoru Oshii, on note ici que l’aura de froide efficacité allemande qui caractérise la mise en scène et qui auréole les personnages contribue à un affect renouvelé du matériel source, surtout que les intérieurs dépouillés devenus en vogue depuis, et dans lesquels habitent ces personnages, évoquent un univers déshumanisé de facto, où même les pires atrocités, filmées avec toute la nonchalance digne de l’indifférence contemporaine, semblent parfaitement normales.
La question de la subjectivité robotique est centrale au récit, et elle est amenée d’emblée via un tour de passe-passe auteuriel incroyable. Après un plan flou d’images métamorphiques sur fond de crépitements électriques — on pense tout de suite à la naissance de la gynoïde principale — on assiste ensuite à un travelling forestier où elle narre en voix off ses impressions de la vie estivale. On infère alors par déduction la subjectivité du regard-caméra, mais on se détrompe dès lors qu’on voit poindre la jeune fille à l’écran alors qu’elle se dirige vers son « papa » allongé sur une chaise longue adjacente à la piscine. La subjectivité robotique est un leurre, réalisa-t-on à ce moment-là, tout comme la notion de parentalité, qui s’épanchera bientôt dans la pédophilie.
Les choses ne sont pas très claires au début, même si le long plan dorsal d’Elli en bikini, nous semble particulièrement inconfortable. La petite gynoïde de porcelaine et son papa entretiennent en effet une relation extrêmement ambiguë, qui se révèle de plus en plus malsaine au gré des saynètes domestiques sobres qui constituent la première partie du récit. Elle essaie des robes pour son plaisir, adoptant pour ce faire des poses de plus en plus séductrices, dans des plans distinctement adultes où on s’imaginerait plutôt une danseuse burlesque. Elle gît nue à ses côtés dans la cour arrière ou sur le comptoir de la cuisine, lors d’un plan frontal désarmant où il s’affaire à nettoyer sa langue et sa vulve amovibles dans l’évier (vraisemblablement après utilisation de sa part). Elle pose surtout sur lui un regard toujours admiratif, un regard toujours compatissant, jusqu’à ce que ses souvenirs la rattrapent et la poussent mécaniquement à la fugue, comme l’avait fait la « vraie » Elli dix ans plus tôt.
La seconde partie complexifie encore le discours, alors que la fugueuse se réfugie chez une vieille femme qui, pour pallier la mort de son fils survenue soixante ans plus tôt, décide de la reprogrammer comme un garçon, la relative asexualité de son corps permettant subrepticement une telle transformation. Le plan de réalignement est particulièrement troublant : de loin, la vieille femme observe le visage déconstruit du robot, puis son autre fils, adulte celui-là, passe devant pour le tripatouiller, et voilà ! Elli est devenue Emil, portrait tout craché du garçon immortalisé sur une photo posée sur la commode du salon. La narration en voix off change alors de nature pour correspondre aux souvenirs du garçon en question et non plus de la petite fille, disparue et répliquée elle aussi pour remplir un vide dans la vie de ses parents. Le message est clair, et il rejoint à nouveau le propos du film d’Oshii : le corps robotique n’est qu’un réceptacle pour les projections que décident d’y loger ses maîtres.
Les méprises de subjectivité se multiplient ensuite à un rythme accéléré, alors que la machine se détraque et que l’histoire tragique des deux enfants qui l’habitent commencent à se superposer. Leurs souvenirs distincts commencent à s’emmêler et leurs parcours s’entrecroisent, notamment lorsque Emil toise le père d’Elli dans le stationnement d’un club-entrepôt où il est venu magasiner des produits de détail avec sa nouvelle « mère ». Ce lieu d’intersection n’est d’ailleurs pas innocent puisqu’il évoque non seulement la similarité entre le parcours des deux enfants, mais aussi le mode de consommation de leurs doubles robotiques. Et c’est ça finalement, la nature du robot dans l’économie perverse du film : c’est un produit de détail, c’est de la jeunesse mise en vente dans le rayon d’un Costco, pour que se la procurent les riches afin de s’en abreuver, comme à la fontaine de Jouvence, afin de se repaître éternellement de son admiration, de sa docilité, de ses corps sans défaut, pour conjurer leurs propres erreurs à l’égard de leurs enfants et refaire l’Histoire par esclaves mécaniques interposés. Le constat est très lourd évidemment, mais il est très lucide, et Wollner l’effectue avec un tel détachement qu’il semble déjà s’agir d’un fait accompli… comme dans la vraie bonne science-fiction.
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