DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Mon œil (1971)
Jean Pierre Lefebvre

Refus global

Par Jean-Marc Limoges

« Mon œil ! » — que l’on pourrait considérer comme un euphémisme de « Mon cul ! » — est une locution interjective qui signifie « Je n’en crois rien ». C’est aussi le titre d’un film inventif, audacieux et irrévérencieux – et honteusement méconnu (comme à peu près tout ce qui se fait d’inventif, d’audacieux et d’irrévérencieux chez nous) – réalisé par Jean-Pierre Lefebvre. Lors de sa projection (la cinquième seulement en plus de 50 ans !), pendant l’édition de Fantasia 2019, à la Cinémathèque québécoise (laquelle possède d’ailleurs la seule et unique copie du film), le cinéaste n’a pas manqué, pour en contextualiser le tournage, de faire un rapprochement entre le manifeste de Borduas (publié en 1948) et son pamphlet cinématographique (tourné en 1966). Et, après avoir reçu en pleine face le chapelet de saynètes qui le compose, on dirait que c’est justement ce qu’il répond aux hautes instances qui avaient, à l’époque, le monopole de la pensée, à la façon du Maître qui leur opposait son « refus global ». À ces directeurs de conscience qui tentent de nous convaincre que la religion, le mariage, le repli sur soi, l’asservissement (de la femme), les publicités insignifiantes, le capitalisme éhonté, le Canada anglais, les États-Unis, la guerre (et notamment la guerre du Viêt-nam), bref, que « tout cela est bon pour [n]ous », Jean-Pierre Lefebvre répond laconiquement et péremptoirement : « Mon œil ! »

Mais mon œil est aussi l’organe qui me permet de voir, et notamment de voir ce qui se passe dans le monde à travers mon écran de télévision, à l’instar de cette famille de fermiers entassés sur sa galerie qui, jouissant d’un paysage champêtre et bucolique, demeure néanmoins rivée à son écran cathodique, ou, à l’exemple de cet acheteur qui, flânant dans un magasin de meubles, décide, après s’être assis dans un canapé présenté en vitrine, de rester scotché devant le téléviseur qui se trouve devant lui, à la vue des passants qui pourront le regarder regarder. Et c’est aussi ce à quoi me sensibilise la monteuse, Marguerite Duparc, qui s’amuse, dirait-on, à changer de chaîne pour moi, m’invitant du même coup à bénéficier d’une passivité encore plus grande (et de surcroît plus inquiétante), me réduisant à n’avoir, pour seule arme, mon œil, et, pour seule réplique, « mon œil ! »

Car il faut, en effet, se méfier de tout ce que notre œil nous permet de voir. Voilà la grande leçon à tirer. Pensons notamment à cette vue sur Montréal qui ouvre le film et qui se révèle n’être qu’une imagerie de carte postale qu’un personnage retournera d’ailleurs. Nos sens nous trompent ! Il faut douter de tout et tout remettre en question. Voilà l’attitude que nous enjoint à adopter Lefebvre. Qui eût cru que derrière cette police montée canadienne drapée du flagaméricain que l’on filmait de face — et de surcroît en couleurs (pour mieux titiller notre œil et brouiller notre vue) — se cachât une femme nue… filmée de dos ? Ne sautons pas trop vite aux conclusions ! Il faut porter une très grande attention à ce que l’on nous montre, savoir lire les images, et aussi, en tout premier lieu, savoir lire ce titre, dans lequel Vittorio, artiste responsable de l’affiche, insère une coquille qui pourrait échapper à l’œil trop pressé : Mon œuil [sic].

Partant, l’œil de Lefebvre — qui avouait lui-même ne pas trop savoir ce qu’il avait voulu faire à l’époque avec ce film — ne fait que voir, plus puissamment que le nôtre, le pathétique d’une réalité encore imbibée de religiosité et de prêt-à-penser. Le plan-séquence de huit insupportables minutes pris « sur le vif » captant une procession religieuse de bérets blancs dans la slush est là pour nous rappeler le bourbier dans lequel le Québec était encore englué. S’il évoque le legs de Borduas, c’est parce que, lui aussi, en avait ras-le-bol de la religion et de ses innombrables et castratrices prescriptions. Voilà pourquoi l’iconographie religieuse est joyeusement désacralisée : les escaliers de l’Oratoire que l’on monte à genoux pour voir ses vœux exaucés deviendront, le temps d’un photomontage, le lieu d’une rencontre libertine – une femme terminera, nue sur sa peau d’ours, un portrait du Christ grâce à une peinture à numéro – un éphèbe prenant un bain de soleil sur le bord de la Rivière-des-Prairies revêtira sa soutane et sautera sur ses skis nautiques pour aller officier une union qui permettra à un homme (clin d’œil coquin aux spectateurs en prime) de « tirer son coup » avec une chanteuse d’opérette qui ne voulait « pas le faire avant le mariage ». C’est par ce geste radical, par ces frottements étonnants, que Lefebvre fait jaillir de notre triste et étouffante réalité des étincelles artistiques qui peuvent mettre le feu aux poudres et faire éclater les esprits.

Mais on peut aussi comprendre comment, par ce titre, le réalisateur nous dit : « C’est ainsi que “mon œil” voit le monde que je vous montre ». Car Lefebvre, lâchant lousse son fantasque acolyte — l’iconoclaste Raôul Duguay — dans la brousse, manifeste le don de dénaturer la réalité et de nous la faire voir autrement. Dès lors, un homme et une femme déjeunant nu.es dans les hautes herbes estivales transformeront immédiatement ce rustique paysage en « Paradis terrestre » où l’on s’ennuie profondément. Une Bible « en couleur », que l’on feuillette comme un Playboy, deviendra un puissant stimulant sexuel. Un chantier en construction sera le lieu sur lequel s’érigera un mur séparant le Québec des pays limitrophes. C’est aussi par « [s]on œil » que le nôtre verra ce que notre réalité a de médiocre et de mesquin. Si l’on filme une infirmière « américonne » (sublime mot-valise) porter de la soupe Boune-Boune à une Vietnamienne éclopée, c’est pour en faire immédiatement la publicité et nous apprendre qu’on peut se la procurer dans « toute épicerie près de chez nous ». Si l’on filme des enfants jouer candidement aux cow-boys et aux Indiens dans une ruelle, c’est pour transformer la scène pittoresque en une autre publicité nous apprenant qu’on peut se procurer des jouets qui tuent pour vrai (pendant au moins 20 minutes). La laideur et la beauté du monde mises au profit du capital !

On notera enfin que le portrait de l’époque qui se dessine dans cette œuvre en dit aussi long sur la place qu’occupaient l’homme et la femme dans le Québec des sixties (et de l’apport du cinéaste à ce rapport). On remarquera que si un seul acteur joue plusieurs rôles, plusieurs actrices ne jouent qu’un seul rôle. En effet, Raôul Duguay sera, tour à tour, l’Adam de la création, le ministre de la Poésie, un annonceur de nouvelles, un poète criminel, un intervieweur, un consommateur, un chanteur d’opéra, un jeune marié, etc. tandis que toutes les actrices joueront la femme au foyer, la femme assujettie, incapable de changer un pneu, bonne qu’à se prélasser ou, au mieux encore, qu’à allumer les cigares de son homme. Le cinéaste avalise-t-il cette situation ? Il laisse entendre que non, notamment quand il lui donne la parole lors d’une publicité de pilules abortives (la publicité, toujours !) ou lors de la scène finale dans laquelle elle proférera un « Non » catégorique qui ne peut pas, encore une fois, ne pas renvoyer au manifeste automatiste.

Ce film essentiel, qui oppose aussi son refus global aux formes canoniques et aux conventions classiques du cinéma commercial, nous montre, par l’absurde, qu’on peut nous faire croire — et nous faire acheter ! – n’importe quoi. Filmez avec insistance les vagues du « majestueux » fleuve Saint-Laurent. Qu’une voix off nous apprenne aux spectateurs qu’un nageur le traverse en ce moment (…mais à 20 pieds de profondeur). On n’y verra que du feu. « Mon œil ! », devons-nous, nous aussi, répondre, encore aujourd’hui, d’une seule voix.

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Critique publiée le 3 août 2019.