À l’occasion de sa projection présentée par Panorama-cinéma au Festival international de films Fantasia dans le cadre du prix de carrière remis à son producteur Edward R. Pressman, je me lance dans la redécouverte du film The Crow, qui au moment de sa sortie avait marqué l’adolescent que j’étais à l’époque. Il est toujours intéressant de revisiter des films qui ont marqué notre imaginaire cinématographique de jeunesse pour essayer d’en retrouver l’impact émotionnel tout en constatant si le film tient toujours la route. Cette année, The Crow a 25 ans. Ce film adapté de la bande dessinée indépendante de James O’Barr fut à sa sortie un succès public et critique. Il sort en première position du box-office américain et développe rapidement un culte particulièrement fort (sans compter sa trame sonore qui se retrouve aussi numéro un sur le Billboard). Le succès du film encourage les producteurs à ouvrir la porte à de multiples suites (malheureusement oubliables) et devient alors le premier film indépendant adapté d’un héros de bande dessinée à établir une franchise. Autant The Crow est très ancré dans son époque avec son esthétique gothique et une multitude de musiques de groupes alternatifs de l’époque suivant la même tangente, il est aussi un film intemporel, basant ses personnages dans une certaine réalité pour mieux l’altérer et en faire ressortir des archétypes dichotomiques, et ce, non sans y insuffler une dose d'humanité. Ainsi le film raconte les tourments d’un musicien romantique revenant des morts à l’aide d’un corbeau afin d’assouvir sa vengeance auprès des tueurs qui lui ont enlevé la vie, ainsi que celle de sa fiancée, un an plus tôt ; une prémisse simple pour un film qui est beaucoup plus inspiré qu’il n’y paraît.
Évidemment The Crow est aussi indissociable de la mort tragique, sur le plateau du film, de son acteur principal Brandon Lee qui, comme son célèbre père Bruce Lee, est disparu prématurément. L’accident survenu vers la fin du tournage du film aura secoué toute l’équipe qui a décidé, suite à la demande de la famille de Brandon Lee, de le terminer en son honneur (c’est d’ailleurs le cascadeur et futur réalisateur des John Wick, Chad Stahelski, qui sert de double à Brandon Lee pour les scènes posthumes). Le film étant lui-même basé sur une bande dessinée qui était traversée par une autre mort accidentelle et tragique, celle de la femme de l’auteur James O’ Barr, qui s’est par la suite lancé dans la création de cette œuvre graphique comme un processus cathartique afin d’arriver à traverser son deuil, se créant un sentiment de justice à travers ce personnage qui revient des morts pour rectifier des tords faisant écho aux siens. Chaque page de cette bande dessinée transpire la colère et la volonté d’une justice omnipotente, aussi surnaturelle puisse-t-elle être.
Le film est donc indissociable de tout cette succession de tragédies qui imprègne autant l’œuvre originale d’O’Barr que le film de Proyas. Car si il y a un aspect de la bande dessinée qui fut bien capté dans cette adaptation cinématographique, c’est tout ce sentiment de colère contenue et de tristesse profonde. Il y a une forte mélancolie qui émane de l’œuvre originale et le film est en parfaite adéquation avec celle-ci. On la ressent dans les échanges entre les personnages d’Eric Draven, de la jeune Sarah (pour qui Draven était une figure paternelle) et du policier qui fait enquête sur les incidents qui s’accumulent depuis le « retour » de Draven. Comme si chaque personnage portait en lui son lot de tristesse, sa blessure irréparable. La ville elle-même inspire ce sentiment avec son look gothique et ses âmes perdues qui la peuplent, errant dans ses nuits constantes. Une autre des grandes réussites du film est la création de cette cité, proche du Gotham de Tim Burton, construite de maquettes et de plans ingénieux qui illustrent parfaitement le sentiment général du film et les tourments de ses personnages.
C’est aussi le premier long métrage en sol américain du réalisateur australien Alex Proyas qui s’était jusqu’alors fait brièvement remarquer avec quelques vidéoclips et un premier long métrage qui profitait des paysages désertiques de l’Australie, Spirits of the Air, Gremlins of the Clouds (1989), un film post-apocalyptique à petit budget, mais aux qualités esthétiques indéniables. Suite à ce premier film, Alex Proyas cumule et rejette les offres de réalisation de films d’horreur de série B et s’arrête éventuellement sur l’adaptation de The Crow, avec laquelle il partage plusieurs sensibilités qui lui permettront, entre autres, d'expérimenter les idées de mise en scène qu’il développe lentement pour le très impressionnant Dark City (1998) qui sortira quatre ans plus tard. Il peut alors s’entourer d’une équipe solide qui seront chacun des éléments clés dans la réussite du film. Dariusz Wolski, qui s’impose avec ce deuxième film en carrière dans lequel il démontre un impressionnant talent à la direction photo (Romeo is Bleeding [1993], Dark City), captant les images majoritairement nocturnes dans une lumière très contrastée, jusqu’à parfois donner l’impression que le film est en noir et blanc (à l’image du comic book d’O Barr). Alex McDowell à la production artistique (Fight Club [1999], Minority Report [2002]) qui, avec son équipe, construit tout le look du film, des édifices gothiques aux intérieurs vides et stylisés du sombre Detroit dans lequel il se déroule. McDowell, qui amorcait alors sa carrière au cinéma, baignait déjà dans la bonne atmosphère pour être inspiré par ce projet (il aura tout fait pour décrocher le poste), ayant auparavant travaillé sur les conceptions visuelles de plusieurs vidéoclips, dont un travail en étroite collaboration avec le réalisateur Tim Pope pour quelques vidéoclips du groupe The Cure (le groupe étant dans, leur look, très proche de celui d’Eric Draven et Tim Pope étant le réalisateur à qui sera attribuée la mise en scène de la très oubliable suite du film, The Crow: City of Angels [1996]). Un autre artiste important dans la création du film, car il a su le mettre en ambiance, est le compositeur Graeme Revell qui compose à ce moment depuis peu pour le cinéma, après s’être démarqué musicalement avec son groupe industriel aux tendances orchestrales S.P.K. Les compositions musicales qu’il a créées pour le film l’enveloppent dans une ambiance sonore percussive et inspirée qui donne le ton à l’œuvre. Proyas avait donc avec lui une équipe pour qui le projet résonnait et qui se trouvait en symbiose sur la façon d’approcher cette adaptation. Et même s'il n’aura pas une carrière à la hauteur de cet alignement, The Crow aura assurément démontré son flair visuel : il baigne dans une esthétique sombre et contrastée donnant des images fortes, parfois proches des éclairages expressionnistes, ainsi qu’un sens du mouvement et du rythme qui procure un pouls au film, entre autres avec cette caméra qui survole régulièrement les espaces, comme des battements d’ailes se faisant entendre sur la ville et tous ses recoins.
The Crow est aussi en quelque sorte un film de super-héros. Un des rares films de héros adapté d’une bande dessinée de cette époque qui ne soit pas tombé dans les rouages des transformations cinématographiques souvent imposées par les studios pour rendre leurs productions accessibles au plus grand nombre. C’est aussi un des premiers films à ouvrir la voie à ces adaptations de comic book qui évitent les compromis et osent sortir sous l’étiquette d’un rated R aux États-Unis (on verra par la suite des films comme Blade, de Stephen Norrington en 1998, suivre la tendance et assombrir ses atmosphères afin d’attirer un public adulte) . Suivant ce fil conducteur, il est difficile aussi de ne pas voir les similitudes avec un autre film sombre de super-héros, le Dark Knight de Christopher Nolan (2008), dont le tournage a été marqué par la mort de Heath Ledger (qui partageait un maquillage étrangement proche de celui du héros de The Crow). Cependant, le personnage d’Éric Draven est finalement plus proche d’un héros vengeur comme celui du Punisher de Marvel. Partageant une souffrance similaire et l’esprit de vengeance qui accompagne l’injustice dont chacun souffre, Eric Draven en est un écho, doublé d’une personnalité d’artiste qui lui confère des sensibilités qui sont tout autre. C’est d’ailleurs en partie grâce à celles-ci, puis à cette approche à fleur de peau des principaux personnages, que The Crow s’élève au-dessus des normes du genre.
Donc 25 ans plus tard et la nostalgie mise de côté (même s’il est difficile de la mettre de côté comme le film baigne lui-même dans la nostalgie, celle d’un amour perdu), force est d’admettre que The Crow a essentiellement bien vieilli. Outre un romantisme parfois un peu appuyé et une certaine naïveté dans quelques dialogues, le film demeure l’une des meilleures adaptations à l’écran d’une bande dessinée, en gardant tout son aspect esthétique original tout en évitant de le tordre sous des clichés cartoonesques. Mais c’est surtout toute la charge émotionnelle que le film dégage qui le place dans un espace à part. Brandon Lee est en grande partie responsable de cette profondeur émotionnelle, s’étant investi complètement dans la construction de son rôle, il a su incarner brillamment le personnage tourmenté d’Eric Draven. Sa dernière performance à l’écran, assurément sa meilleure, est celle qui a pris tout le monde par surprise et qui l’aurait probablement fait entrer dans le roulement du star making hollywoodien. Œuvre viscérale et sombre sur laquelle plane plus d’un spectre, The Crow, avec son héros sensible qui a la vague à l’âme, a touché tous les mélancoliques qui l’ont découvert à l’époque et a su se forger une identité si forte qu’elle perdure encore aujourd’hui, à l’aube de la production d’un remake qui, heureusement, s’éternise…
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