Il y a longtemps que le vent souffle sur le dernier film d’Orson Welles. Pour en raviver la flamme éteinte, pour le porter jusqu’à nous, jamais un tel film inachevé n’a nécessité autant d’efforts pour dissiper les malchances qui l’ont accablé, et pourtant, le voici enfin, près de 50 ans après le début de son tournage interminable amorcé en 1970, The Other Side of the Wind, l’histoire d’une marche vers la mort.
À partir de la voix off qui l’ouvre, celle réécrite et dite par Peter Bogdanovich à l’occasion de cette reconstitution (Welles n’a jamais eu le temps d’enregistrer la narration du film),The Other Side of the Wind déplie lentement chacune de ses facettes réfléchissantes pour mieux nous en présenter les réfractions. La première, celle ancrée par la voix, annonce que Jake Hannaford (John Huston), un réalisateur légendaire qui s’apprête à fêter son 70e anniversaire, terminera la soirée par un suicide en voiture, assis dans le bolide qu’il devait offrir à son acteur principal, John Dale (Robert Random) à la fin du tournage de son nouveau film, aussi appelé The Other Side of the Wind. L’acteur n’était apparemment pas génial ; un visage, un corps d’éphèbe plutôt qu’un grand comédien, tellement qu’il a claqué la porte du tournage, se sentant exploité. Face à lui, une mystérieuse femme (Oja Kodar, co-scénariste du film), souvent nue, vue à errer dans la ville, dans le désert, tour à tour à s’enfuir et à se jeter sur lui. La deuxième, que Bogdanovich joue une version ampoulée de son propre rôle dans sa tumultueuse relation avec Welles dont Huston sert d’alter ego. La narration l’affirme clairement, le jeu de dédoublement entre le réel et la fiction se tenant, seulement dans ces premières lignes, aussi dans la distance temporelle qui sépare le tournage original du film de sa sortie inespérée. The Other Side of the Wind est un film déterré, qui demande de son spectateur de prendre en compte les six pieds de terre qui l’ont éloigné de l’air libre. D’ailleurs, Welles aussi est mort à 70 ans, quinze ans après l’avoir commencé, en 1985.
La suite, bien qu’elle paraisse esthétiquement complexe et confondante, est finalement assez simple dans sa trame narrative. On accompagne Hannaford à sa sortie des studios. Nous sommes vendredi, une éprouvante semaine de tournage vient de se terminer et le cinéaste embarque dans sa voiture avec son bras droit Brooks Otterlake (Bogdanovich), deux critiques de cinéma et une équipe de tournage. Pendant qu’ils roulent vers une grande fête d’anniversaire où tous les amis et rivaux du maître sont conviés, un jeune et un vieux, tous deux acteurs, regardent les premiers rushes de The Other Side of the Wind, qui est donc le film caché dans The Other Side of the Wind. Le vieux routier raconte au jeune comment le film peut encore être sauvé, comment Hannaford travaille son ballet des corps dans un vaste désert où tout l’espace semble habité par le vent qui souffle, qui transporte la poussière et provoque l’écroulement des décors sur l’image. C’est aussi là, pendant le visionnage des rushes, que le spectateur voit les premières images de The Other Side of the Wind, images qui s’emparent de l’écran et qui nous font tomber dans une mise en scène flottante, foncièrement expérimentale, à mi-chemin entre un Antonioni et un Bava. Sur les images, les voix des acteurs discutent, quand ce n’est pas le montage qui nous ramène vers la voiture de Hannaford qui roule vers la fête, ou bien vers un autobus bondé (par d’autres critiques, d’autres acteurs, d’autres membres de l’industrie) chargé de rameuter tout le beau monde vers l’anniversaire. À partir du point centrifuge qu’est Hannaford (1), une garde rapprochée est introduite (2), suivie par un entourage (3) et ces trois éléments se retrouvent à la surface d’une occasion, le cinéma : Hannaford fait des films, c’est parce qu’il fait des films et entre autres parce qu’il fait un film comme The Other Side of the Wind qu’un tel 70e anniversaire est organisé pour lui. Vingt-cinq minutes après nous avoir avertis qu’il allait mourir le soir de son anniversaire, nous y voilà, avec l’ensemble de la troupe présentée. Que la fête commence.
Des dizaines de caméra, de filmeurs filmant, sur du 35 mm, du 16 mm, en couleurs, en noir et blanc, des angles rapides, expéditifs, qui captent en fragments la circulation du réalisateur dans le dédale de personnages qui ont tous une opinion sur lui. À l’instar des rois chez Shakespeare, Hannaford a de nombreux ennemis qui se déguisent en amis, qui discutent avec lui ou à côté de lui, la cumulation folle des dialogues formant un portrait, aussi bigarré soit-il, d’un artiste crépusculaire, si blasé qu’il en devient chaotique. Le film se demande comment pourrait-on garder la boule quand tout le monde pense tant de choses sur vous, accablé par une démence inspirée de celle du vieux copain de Welles, Ernest Hemingway, juste avant son suicide en 1961 (Welles débuta l’écriture de son film en 1962). Fidèle à tous ses autres films, le réalisateur de Citizen Kane saute donc d’un point de vue à l’autre afin de densifier le portrait de Hannaford, à commencer par une entrevue avec l’actrice qui héberge la fête (la grande Lilli Palmer), en se tournant ensuite vers la critique encombrante (Susan Strasberg), en qui il faut voir l’avatar de Pauline Kael. Pile pendant le tournage, en 1971, cette dernière avait fait paraître dans le New Yorker son fameux article, « Raising Kane », qui attribuait la scénarisation de Kane à Herman J. Mankiewicz plutôt qu’à Welles, alors qu’en vérité, les études sérieuses qui suivirent eurent tôt fait de déboulonner cette attaque gratuite en affirmant que les crédits de co-scénaristes étaient légitimes. Welles, qui avait été peiné par les échos retentissants du papier, trouva en Kael une parfaite figure pour ébranler le mythe de l’auteur souverain auquel son film s’attaque avec une cruelle ironie.
Car cet opéra jazz sur le cinéma où la musique de Michel Legrand résonne d’un bout à l’autre est, en fin de compte, la plus belle autocritique qu’un maître du cinéma ait osée sur lui-même, un film où Welles déroule le revers de la célébrité créatrice en se faisant porter l’odieux de la chose. « We are all ruled by the wind, aren’t we, lady? », dit Hannaford à la critique, pour rappeler que toute création cinématographique, technologique, est sujette aux aléas de ses contraintes techniques, économiques, humaines ; The Other Side of the Wind, de l’autre côté du vent comme l’on pourrait dire de l’autre côté du feu, chercher ce qu’il y a derrière le souffle vital que tout film espère canaliser. Le mouvement, l’emportement. Des impulsions qui travaillent dans le film conjointement à l’érotisme et à la célébrité, que Welles traite comme des masses psychiques et fuyantes, sources inépuisables de fascination qu’on ne peut saisir que dans la multiplicité des expériences qu’elles impliquent (celle du désiré et des désirants, celle du célèbre et des célébrants) et qu’il télescope à travers le film dans le film (son Éros), puis le film sur le film (son Thanatos), le premier étant une exploration formelle du cinéma européen des années 70, le second étant une déconstruction documentarisante, deux spectres des plus opposés, formant les deux côtés du Vent qui ne nous dit jamais de quel côté nous sommes.
Ainsi The Other Side of the Wind est si singulier, si maniéré, qu’il en fait oublier son état de film projeté dans la diégèse de The Other Side of the Wind. Dans un entretien filmé avec un éminent professeur, Hannaford tente de lui tirer les vers du nez avant de se tourner vers la caméra et de feindre dans un clin d’œil l’arrêt du filmage. Croyant qu’il n’est plus filmé, le professeur cesse le jeu, la comédie, et parle enfin franchement ; l’hôte aussi, la grande actrice qui n’a joué que dans un demi-film pour Hannaford, tient des discours divergents sur sa personne, tout dépendant du dispositif qui la capte, soit la caméra de l’intervieweur ou la caméra de Welles (qui est un subterfuge voulu et renforcé par le film – toutes les caméras sont celles de Welles). Dans tous ces cas de figure, The Other Side of the Wind nous demande quelles sont les différences entre le jeu devant la caméra qui nous demande de jouer, le jeu devant la caméra qui ne veut surtout pas qu’on joue et les jeux que l’on maintient quand elle ne tourne plus ; jouer ou ne pas jouer, telle est la question.
Oui, nous sommes tous gouvernés par le vent qui souffle dans les voiles de la mise en récit du monde et Welles n’a jamais démontré autant de plaisir à nous le rappeler, à montrer que de l’autre côté du vent, il y a, potentiellement, conditionnellement, les plus belles explosions de vie, celles que le cinéma peine à capter et qu’il a toujours cherché à circonscrire, nous demandant aussi quelle différence peut-il bien y avoir entre The Other Side of the Wind et The Other Side of the Wind, dans notre sympathie pour l’actrice en fuite ou celle du cinéaste Hannaford en perdition, surtout quand il se révèle, dans le coup de théâtre final, comme le bourreau de celle-ci et de toutes les autres qu’il a manipulé à travers les corps dociles de ses acteurs. Dans la gifle de Hannaford à la critique qui ose lui rappeler ces faits, la carrière de Welles prend fin dans l’amertume la plus lucide, celle du géant assis sur les ruines des projets qui lui ont échappé parce qu’il s’est fait dévorer par l’hubris du cinéma. « You shoot the great places and the pretty people. All those girls and boys. Shoot ‘em dead », conclut la voix d’outre-tombe de Welles-Hannaford, point d’orgue sublime pour le plus démesuré des cinéastes, et qui vient envelopper le dernier acte de subversion de son film. Alors que la silhouette d’Oja Kodar se profile à l’horizon, armée d’une paire de ciseaux, elle s’en prend à un phallus géant érecté dans le désert, pendant que la tête de l’acteur roule dans le sable. Le metteur en scène, dans un dernier tour de magie, est suicidé, les mâles émasculés, leur ambition tuée par le vent, enterrée par la femme.
Le cinéma a tué Orson Welles. Et il en a fait un des plus beaux films du monde.
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