DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Marathon Man (1976)
John Schlesinger

L’Histoire est parmi nous

Par Sylvain Lavallée

La phrase est devenue célèbre : « Is it safe? » demande à répétition Laurence Olivier à un Dustin Hoffman ligoté, terrifié. S’il s’agit du moins ouvertement politique des thrillers paranoïaques américains des années 70, Marathon Man est sans doute le plus efficace, faute d’un meilleur terme, le plus apte à maintenir le spectateur dans une atmosphère d’angoisse, de menace permanente et de confusion. Comme dans cette scène de torture, où Christian Szell (Olivier), un criminel de guerre nazi, tente de soutirer des informations à un citoyen américain (Hoffman), précipité du jour au lendemain dans un scénario cauchemardesque dont il ne connaît ni la prémisse, ni les acteurs. L’ambiguïté de ce « it », répété obstinément comme s’il s’agissait d’une évidence, fait résonner la question sur tout le film (même si nous finissons par comprendre ce que ce mot désigne) : qu’est-ce qui est en sécurité ? Rien ni personne, l’angoisse réside dans la question elle-même, dans l’incertitude qu’elle contient. 

Is it safe? Dans les rues de New York, peu d’événements plus banals qu’une engueulade entre deux chauffards ; mais quand il s’agit, comme dans le prologue de Marathon Man, d’un Juif et d’un Allemand assez âgés, l’ordinaire semble subitement habité par l’Histoire. La rage au volant s’alimente à un traumatisme historique encore récent, et les insultes pleuvent jusqu’à ce que les deux hommes heurtent un camion-citerne. Ce hasard par lequel un homme, sortant sa voiture d’un garage, en rencontre un autre, dont la voiture peine à démarrer, mène à une conflagration ébranlant le quotidien, sans doute par le fait même que l’accident révèle les ramifications d’un passé que l’on croyait lointain. C’est encore dans les rues que Szell, plus tard, se fera identifier, Schlesinger jouant alors sur une double paranoïa : celle du nazi, qui vient de perdre son anonymat, son moyen de protection, et celle des passants, qui découvrent que l’Ange Blanc, comme il est surnommé, se trouve parmi nous.

Is it safe? Doctorant en histoire, Thomas Levy (Hoffman) est celui qui se croit en dehors de l’histoire, celui qui l’étudie, en retrait, dans ses livres ; celui qui court, tous les matins, moins pour se préparer pour le marathon, mais plus pour fuir. Son frère, Doc (Roy Scheider), lui reproche de ne pas se confronter aux choses, une gêne qui transparaît dans sa manière d’aborder Elsa (Marthe Keller) pour la première fois, de même que son surnom, « Babe », sous-entend une certaine faiblesse, que Szell soulignera aussi dans la confrontation finale (« You're weak. Your father was weak in his way, your brother in his, now you in yours. You are all so predictable »). C’est un rôle qu’Hoffman a déjà tenu, dans Straw Dogs, où il jouait un autre universitaire impuissant, découvrant en lui une rage insoupçonnée lui permettant de prouver sa masculinité – ici encore, après avoir été attaqué dans un parc par deux inconnus, Babe écrira à son frère qu’il pourrait retrouver ces hommes et que « for the first time I feel like maybe I could kill them ». Le pistolet qu’il gardait caché dans un tiroir, enveloppé d’un linge, Babe devra apprendre à s’en servir pour retrouver son pouvoir d’action dans le monde.

Is it safe? Ce pistolet, il appartenait à son père, un historien aussi, qui s’est suicidé grâce à cette arme après avoir été faussement accusé pendant le maccarthysme. Obsédé par ce passé personnel, jusqu’à en faire son sujet d’étude (il veut redorer le nom de son père par le biais de son doctorat), c’est un autre passé qui finit par rattraper Babe. « You are an historian, and I am part of history » lui dira Szell : c’est d’abord d’être confronté à une Histoire qu’il croyait étrangère (ce n’est pas la sienne, celle de son père) qui plongera Babe dans le désarroi. Toute la première partie du film témoigne ainsi d’un certain aveuglement, avec un montage en parallèle montrant Doc en Europe, un agent secret vivant auprès d’une violence que Babe ignore, comme s’il ne regardait pas dans la bonne direction, emmuré dans sa trame narrative. Le marathon, sport individualiste par excellence, devient l’image de cet isolement, une façon pour Babe de se concentrer vers un objectif personnel en faisant fi de tout le reste, y compris sa douleur (« When you race miles you don't give in to pain »), la douleur due à l’exercice physique mais aussi, et surtout, celle qui l’habite en permanence. Un type de rôle dans lequel Hoffman s’est d’ailleurs spécialisé en début de carrière, dès The Graduate, des hommes aliénés par la modernité, s’isolant d’un monde hostile dans lequel ils ne trouvent pas leur place.

Is it safe? À travers l’acteur, vision d’une Amérique effrayée, dont l’individualisme prend racine dans la peur : quand les événements se resserrent, que les trames finissent par se croiser, que le film bascule dans le cauchemar en empruntant les codes du film d’horreur, la perte de repères qui s’ensuit (pour Babe comme pour le spectateur) traduit cette Amérique sortant tout juste du Vietnam, ébranlée par le Watergate, et encore secouée par les tensions civiles, une Amérique qui semble avoir perdu le contrôle dès lors qu’elle prend contact avec une réalité qu’elle avait jusqu’alors refoulée. Mais contrairement à All the President’s Men, par exemple, scénarisé par le même William Goldman, et dans lequel l’ardeur, le courage des journalistes n’arrivent pas à chasser le désespoir découlant du scandale qu’ils découvrent, Marathon Man utilise sa fiction pour contrer ce pessimisme : Babe apprendra à conquérir sa masculinité, user de son fusil, et c’est son individualisme qui triomphera finalement des forces du Mal. Une à une le film reprend ses images pour les retourner sur elles-mêmes, alors que Babe trouve une puissance à partir de sa vulnérabilité même, d’où l’image récurrente d’Abebe Bikila, marathonien éthiopien ayant remporté la médaille en courant nu-pieds (sans doute que nous pouvons y voir aussi un écho à Jesse Owens et sa quadruple victoire aux Olympiques de 1936, célèbre pied de nez à Hitler). C’est l’idéologie du film d’action qui se fait pressentir, par cette victoire de l’individu devant l’inefficacité de l’État (Babe réussit là où les agences gouvernementales échouent, en partie parce qu’elles sont corrompues), cet homme qui veut prouver sa masculinité pour (re)trouver sa place dans le monde, par la force d’un bon vieux fusil — is it safe?

C’est la question que le film ne pose pas, n’osant jamais la retourner vers l’Amérique : la fin demeure inquiète, mais le parcours du personnage, son rite de passage lui permettant de quitter son surnom pour se montrer digne de son patronyme, de régler ses comptes avec le passé en se montrant fort là où son père et son frère ont échoué, offre une résolution claire, tout en exauçant implicitement le souhait de vengeance envers les nazis, exprimé à travers la colère du chauffard juif dans la première scène. Mais peut-être que c’est aussi de Babe qu’il faudrait à ce moment se méfier, de cette violence apparemment innée qu’il découvre en lui, de cette idéologie qu’il incarne et qu’il fait triompher — de cette Amérique, en somme, qui plutôt que de dompter sa paranoïa, décide de l’embrasser pour y fonder sa puissance.

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Critique publiée le 27 janvier 2019.