Romantique, anarchisant, antimoral, le dernier film de Hirokazu Kore-eda déconstruit la genèse de la famille. Vivant de petits délits pour boucler les fins de mois, une drôle de maisonnée prend sous son aile une fillette d’apparence maltraitée. Incursion vagabonde dans une formation organisée et fonctionnelle, gauchiste par défaut, allègre malgré l’adversité, faisant office de niveleur affectif dans lequel chaque maillon trouve enfin sa place et son utilité. C’est une magnifique fratrie, réunissant trois générations d'acteurs, que le réalisateur, scénariste, et monteur japonais créé pour nous. Redoutable et tendre combinaison que cette affaire de famille, Palme d’or au Festival de Cannes 2018, et récompensant du même fait vingt ans d’une carrière prolifique.
Thème central et récurrent du cinéaste, la famille est explorée dans pratiquement toute sa filmographie. Que l’on pense à Après la tempête (2016), Tel père, tel fils (2013), Still Walking (2008), Nobody Knows (2004), chaque cas de figure aux dynamiques complexes amène le spectateur en terrain plus ou moins connu, réussissant parfois avec brio à établir un langage émouvant et universel ou plus simplement à tirer les ficelles et repousser le périmètre de la normalité à travers ses questionnements. Là où il fût question de la dissolution de vraies familles, de l’exploration, et de l’interversion des rôles parentaux, Shoplifters raconte à l'opposé la vie et la mort d’une famille illégitime qui s'avère ultimement être plus vraie que nature. Le lien filial développe ici un aspect plus social, et souligne une fois encore ses limites et frictions sociétales. Microcosme ayant vécu l'échec au sein de leur prime famille, quidams désirant tisser un nouveau filet social, ils et elles ont désormais construit leur propre cellule familiale, dans un contexte fondamentalement radical.
Kore-eda et son directeur photo Ryûto Kondô resserrent les rangs autour de leurs protagonistes. Une poignée d'individus sans liens de sang apparents forment collectivement une unité excentrique dont le cinéaste décuple la beauté dans les espaces exigus, la proximité physique, et la complicité des crimes. Chaque scène, d’une simplicité dépouillée, documentaire, porte en elle cette magie transcendant la fiction qui nous rappelle de quoi peut être capable le cinéma. La mise en scène épurée offre une place prépondérante au non-verbal. Les sens y sont aiguisés, l’œil attentif, le toucher vital, une économie de parole fait exception, parfois repentante mais au final pas indispensable. Espace précieux cadrant l’essentiel, dans une démarche d’images de proximité appuyant le propos, mais dont l’esthétique ne s’acquitte pas pour autant d’une bonne pointe de pittoresque — au vu du régime de vie très singulier de ce clan assuré —, et d’un folklore qui n'épargne pas certains clichés ankylosés — dont la danseuse de peep-show.
Shoplifters tend la main à ses acteurs, remarquables, dont certains sont récidivants dans la filmographie de Kore-eda, et fait évoluer ses personnages avec une justesse déconcertante. Le choix des interprètes et la direction intimiste des acteurs y est déterminante dans sa capacité à émouvoir, et à persister dans la substantifique moelle du spectateur. Ensemble, le « père » Shibata Osamu (Lily Franky), le « fils » Shibata Shota (Jyo Kairi), la « mère » Shibata Nobuyo (Sakura Andô), la « (belle)-sœur » Shibata Aki (Mayu Matsuoka), la « grand-mère » Shibata Hatsue (Kirin Kiki, doyenne du cinéma japonais, actrice fétiche du cinéaste, sa maman de cinéma, décédée en septembre dernier, signait ici l’une de ses dernières performance d’actrice), et la « petite sœur » Hojo Juri alias « Lin » (Miyu Sasaki) instaurent une ambiance domestique, qui bien que fondamentalement marginale, nous est dépeinte comme souveraine, joyeuse et chaleureuse. Les enfants y sont de petites forces de la nature, rappelant les élans de Nos vœux secrets (2011), mélange d’innocence et d’adresse, de tendresse et de sévérité, libres de spontanéité dans leur jeu, mais entourés de figures d’expériences rassurantes et magnétiques, présentes et absentes, aussi vraies sur le plateau que dans la fiction.
Avec sensibilité, Kore-eda ne nous épargne pas la montée d’un pronostic aboutissant au démantèlement de cette parenthèse extraordinaire.On reconnait le bonheur au bruit qu’il fait en claquant la porte. Si imparfait fut-il, ce mode de vie débrouillé, démerdard, avait quelque chose d’excellent, de sublime et de fondamentalement reconstituant, tant pour ses acolytes que pour le spectateur. Des inconnus développent malgré eux un lien profond et symbolique, un fort sentiment d’appartenance, et un attachement tout aussi substantiel. Ce questionnement sur l’appartenance, ce lien au groupe, vient ricocher avec celui de la solitude ambiante qui se trouve tout autour, née de la pression sociale, des individus marginalisés, de l’incapacité d’être et de répondre à la demande, des abus et maltraitances de toutes sortes. Il en résulte l’utopie d’une cellule sécurisante dans laquelle tous mangent et dorment au chaud, dos à dos. Quand tous retournent, solitaires, dans leur morne réalité, ils s’inscrivent désormais dans la continuité meurtrie d’un sentiment de vide encore pire que ce qu’ils avaient connu. Libres seulement de conserver cette trace indéfectible, formatrice, faisant maintenant parti intégrante de leur être, en bien ou en mal. Portés avec finesse par cette étrange et complexe communauté qui faisait office de chez-soi.
En conférence de presse, Kore-eda avait tenu à ce sujet cette très jolie phrase : c’est « un regard comme une flèche qui s'inverse, de cette famille vers nous, pénétrant et questionneur sur ce que nous n'avons peut-être pas réussi nous-même à accomplir dans notre propre famille. » Pour ce dernier encore, la désillusion et le désenchantement vécus par cette pseudo-famille n'est pas seulement liée à son caractère délictueux, foncièrement altéré, ni à la personnalité criminelle de ses figures parentales, mais plutôt celle que tous les enfants ressentent tôt ou tard. Un processus naturel d'émancipation de la race humaine qui, dans le fait de grandir, mène la famille à sa dissolution, à son effondrement. Shoplifters dévoile ainsi les nuances et couleurs insoupçonnées qui irradient de cette tribu épique.
Shoplifters vient évoquer toutes choses intimes et universelles, globales et nominales, par des images essentielles et minimales, à la puissance évocatrice. Conte moderne antimoderne, au cœur du vivre en société, il s’ouvre et se referme avec charme et sobriété, certifiant certes d’une morale immorale, jamais moralisatrice, toujours spéculatrice et sensible, soutenue par des acteurs apprentis et confirmés qui ensemble crèvent l’écran de leur vraisemblance désarmante. Universel, aux résonances intimes, le film insuffle un vent de subjectivité dans le concept et le fondement mêmes des mots famille, parentalité, lien filial, et sur ce qu’aimer veut dire. Touchant au cœur, il raconte l’histoire de ces petites frappes qui sont unies, au-delà de la criminalité, par un lien complexe leur venant de cette famille qu’ils ont choisi, malgré — et sans oublier — celle qu’ils ont subi.
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