Ce qu’on attend du film de zombies se résume généralement à quatre éléments : du gore (1), une critique de la société (2), une structure narrative où l’on cherche à se déplacer d’un lieu en péril vers un lieu plus sécuritaire (3) et enfin une exposition à des relations humaines qui dégringolent dans l’inhumanité (4). Actions, récits, théâtres et personnages s’emboîtent autour de ce schéma efficace, éculé diront certains, avec quelques variations qui font la richesse d’un genre somme toute extrêmement restreint, d’autant plus depuis que la série télé
The Walking Dead s’est imposée à son sommet, liquidant par répétition les situations et la curiosité qu’il pouvait autrefois générer. Robin Aubert, quand il tourne
Les Affamés, semble parfaitement comprendre l’épuisement générique du genre et chercher à le renouveler à partir des personnages qu’il filme (tous les genres ne se renouvellent-ils pas lorsqu’ils décident enfin de s’intéresser non plus à leur genre mais aux personnages qui le subissent ?). Autrement dit, c’est l’action qui sera subordonnée à l’humanité : l’horreur n’est pas chez lui dans le massacre en tant que tel, elle est pleinement dans le processus d’ensauvagement que montre le film — dans les
conséquences de l’action.
C’est pourquoi il filme moins les corps morts-vivants en train d’être charcutés que ceux qui les charcutent. Il concentre sa mise en scène autour de portraits frontaux, arrachés à l’action ambiante (comme ce plan dans les champs où Brigitte Poupart tranche le hors-champ à coup de machette), s’éloignant de la jouissance scopique du gore pour lui préférer une apathie qui nous est tristement plus familière. Sur ce point,
Les Affamés aura rebuté certains fans du cinéma de genre qui y ont vu l’excursion d’un auteur en des terres qu’il ne maîtriserait pas. Or Aubert, qui demeure à mon sens le principal héritier de la démarche décomplexée de Robert Morin, sait bien qu’il filme des personnages vivants qui agissent comme des morts et des morts qui se prennent encore pour des vivants, il sait bien qu’en filmant à partir du cinéma québécois (ses paysages, ses comédiens, son école statique, « nordique » pour dire vite), il ne filmera pas les masses innombrables de
World War Z ni les apocalypses urbaines de Romero ou de
28 Days Later. Il n’essaie pas de faire un film américain, puisqu’il sait au contraire ce que donne le cinéma québécois quand il emprunte la voie du genre pour s’approcher d’Hollywood, ce que notre identité et notre langue, souffrant de leurs complexes d’infériorité, ne sont pas en mesure de rendre de manière convaincante sans être d’abord happés par les stéréotypes qu’ils cherchent à émuler.
Alors il tourne comme on tourne habituellement les films d’auteur québécois, en mettant de l’avant l’incommunicabilité, la solitude, le deuil, l’aliénation du travail, la préciosité des sentiments, une longue liste des thèmes les plus récurrents de notre cinéma (et surtout des thèmes qu’Aubert ne s’est jamais restreint à filmer aussi littéralement avant
Les Affamés). Cette somme est incarnée à travers les personnages de son récit, joués par
Marc-André Grondin,
Monia Chokri,
Micheline Lanctôt,
Brigitte Poupart et d’autres, qui deviennent la version extrémiste de caractères qui nous sont coutumiers. Ainsi l’œuvre parvient moins à retrouver dans ses personnages « le vrai monde » qu’à montrer des personnages de fiction bouffés par leurs crises existentielles se retrouvant exacerbées par l’état de leur monde cinématographique à eux.
C’est ce qui fait des
Affamés un authentique film de zombies poétique, qui travaille dans le retrait et non la surenchère et qui fait le pari d’une focalisation qui se borne à nous refuser l’accès à l’intimité profonde des personnages. D’où viennent-ils ? Comment ont-ils survécu ? Quel emploi occupaient-ils ? Ces traits de caractère sont volontairement occultés, dans un jeu de caractérisation inversée se construisant sur le dos des tropes de ce cinéma d’auteur qu’on aime tant picosser. Jusqu’à un certain point, c’est aussi là qu’on retrouve les limites du film, dans son incapacité à tirer de ses personnages autre chose qu’une résilience de condamné à mort. « Depuis quelque temps, il n’y a plus grand-chose qui me dérange », murmure le personnage de Poupart avant de tuer le jeune adolescent mordu. On comprend, parce que la scène qui l’introduisait le montrait, qu’elle prend un certain plaisir morbide à tuer des zombies adultes mais qu’elle ne peut se résoudre à les abattre quand ils sont plus jeunes. On imagine, à partir de ces deux scènes qui riment entre elles, qu’elle canalise dans sa sauvagerie nouvellement acquise toutes les platitudes emmerdantes de son ancien quotidien de bureau. À la limite, le seul échec des
Affamés est d’avoir orienté la construction de tous ses personnages en rapport à ce passé à deviner, sans travailler davantage les relations que les personnages ont entre eux au présent. Les vrais sujets tabous de la société contemporaine (par exemple le racisme, la désolidarisation, le populisme galopant), sont épargnés et les protagonistes ne développent aucune dimension supplémentaire au contact des autres, sinon celles de leur place qui s’impose dans la structure stéréotypique du récit.
Dans la dernière partie du film, où la poésie d’Aubert se déploie dans de belles trouvailles visuelles et sonores (la fontaine de sang vénérée par les zombies, les montagnes tribales d’objets de consommation courante, la façon dont la nature enveloppe l’image et lui prête du suspense, les murmures, les cris et les halètements spectraux), le récit finit, unifié, par tendre dans une même direction, où l’on découvre une forme d’humanité subsistant chez les morts-vivants. Refusant encore une fois de s’expliquer, Aubert préfère s’exprimer, insufflant dans le genre une bonne dose d’indéterminisme qui confère à ses zombies une altérité complètement formée et qu’on ne peut donc pas ignorer. Il nous oblige finalement à nous demander qui sont ces affamés dont parle le titre. Ou plus précisément : à nous demander qui, des morts qui mangent les vivants ou des vivants qui chassent les morts (pour reprendre l’inversion fondamentale du genre), sont les plus affamés ; jusqu’à nous demander, encore plus insidieusement, si les affamés de la mort ne le seraient pas devenus parce qu’ils étaient d’abord affamés de la vie.