L’anime, sous ses meilleurs jours, est une forme cinématographique dopée à la vitesse. Cela dit deux choses. La première, que le fondement de l’anime, comme l’avance Thomas LaMarre dans
The Anime Machine, est l’animétisme, c’est-à-dire le glissement des plans l’un sur l’autre, la découverte d’un espace qui se révèle à nous par translation, par remise en cause de la perspective cartésienne. On ne conçoit plus l’espace comme depuis la Renaissance à partir d’une ligne d’horizon et des lignes de fuite, mais par le décalage planaire des strates de l’image. LaMarre compare cette perspective à celle du passager à bord d’un train — comme ces trains si omniprésents au Japon —, qui voit le paysage défiler devant lui à des vitesses distinctes (l’avant-plan défile plus vite que l’arrière-plan ; la vitesse est distribuée dans et par la profondeur de champ). La deuxième, que la forme vers laquelle tend l’animétisme est le cinématisme, soit la reproduction du mouvement sans perspective fixe, du mouvement tourbillonnant dans l’espace. Ce mouvement qui
devient le point de vue s’inscrit comme la mesure même de la vitesse, le cinématisme rêvant de nous faire voir la perspective d’une balle de fusil. Alors que la première forme échafaude une esthétique minimaliste à même les contraintes de production, la deuxième est dictée par l’excès, la perte de repères ainsi qu’une animation pleine (
full animation), où chaque photogramme doit s’animer de toute part sous peine de freiner le mouvement. Ces formes n’existent évidemment pas en vase clos. Les meilleurs animes savent alterner entre l’un et l’autre, voire inscrire l’un à l’intérieur de l’autre, comme chez Miyazaki, où la contemplation des univers animétiques alterne avec des courses aériennes cinématiques, les machines volantes permettant de quitter tout espace terrestre — tout espace délimité par la
caméra multiplanaire…
Si l’anime s'accomplit dans la vitesse, c’est parce qu’il jouit des différences de régime visuel et rythmique entre l’un et l’autre, que chaque passage entre ces modes s’apparente au déclic opératoire d’un bras de vitesse qui annonce une poussée d’accélération. En ce sens, l’anime est la forme de la vitesse, tellement que la prochaine fois que vous entendrez quelqu’un dire que l’anime n’est pas du cinéma, il faudra répondre que l’anime a osé poursuivre une réflexion sur la superposition des rythmes que le cinéma en prises de vues réelles a abandonné après
L’homme à la caméra. En effet, loin d’être seulement une lubie théorique, cette alternance traverse toute l’histoire de l’anime, d’
Astroboy à
Speed Racer en passant par
Gundam et
Akira, des modèles d’archétypes qui ont servi à raconter des quêtes qui portaient sur le mouvement, le pilotage et notre rapport éthique au champ technologique.
Riding Bean, moyen métrage méconnu de 45 minutes réalisé par une équipe de quatre animateurs surdoués, est une mise en scène de ce paradigme. On y retrouve Bean, un chauffeur à l’aspect invincible (il est protégé par un bandana de métal et un manteau de cuir blindé) qui se retrouve bien malgré lui entourloupé dans une histoire de rapt et de rançon qui tourne mal. Bandit au cœur tendre, il roule dans sa GT sport peinte en rouge, épatant bolide aux roues qui pivotent sur elles-mêmes et qui glisse dans les rues d’un Chicago futuriste comme un patineur ivre de violence. Autour de lui, la chair éclate, les murs se morcellent, la représentation du mouvement des corps alternant entre des formes fixes et des formes pleinement animées, mais seulement lorsqu’elles doivent se contorsionner sous les balles. Face à lui, une criminelle, lesbienne et pédophile, qui vadrouille aux côtés d’une fillette prépubère qui lui sert à la fois de diversion et de distraction sexuelle (c’est implicite).
Inspiré directement des films de voiture américains des années 70,
Riding Bean est à son tour une inspiration évidente de
Baby Driver (les deux partagent leur scène d’ouverture et leur confrontation finale), tout en étant un des premiers faits d’armes impressionnants de l’animateur Shin’ya Ohira, spécialisé dans l’animation des véhicules et un des animateurs principaux d’une tonne de productions formidables (
Akira,
Porco Rosso,
Ghost in the Shell : Innocence,
Howl’s Moving Castle,
Tekkonkinkreet,
Lu over the Wall et les animations de
Kill Bill : Vol. 1). Son apport, ainsi que celui du reste de l’équipe (des animateurs de science-fiction télévisuelle des années 80), transforme ce récit simplissime en véritable étude du mouvement. Les courses-poursuites étonnent par la variété des compositions, par l’inventivité du montage qui alterne sciemment entre le huis clos du cockpit de l’automobile (comme interface et comme indice de la vitesse) et la liberté de déplacement totale acquise par le bolide lorsqu’on le retrouve en animation pleine — en « perspective balistique », écrirait LaMarre —, à s’enfoncer dans les structures de la ville, à déraper entre les camions et à rouler sur les flics.
C’est dans ce pilote d’une série qui ne sera jamais commandée qu’on peut apercevoir de la manière la plus simple et limpide cette célébration de rythmes enchevêtrés qu’est l’anime. Par la mise en tension des contraintes animétiques de la parole et des visages, sublimées par les élans cinématiques des voitures et de la cité labyrinthique,
Riding Bean s’avère un exercice de style grisant, d’une efficacité contagieuse qui en fait un incontournable pour tout amateur du genre.