L’adaptation cinématographique est une arme à double tranchant. Souvent utilisée pour sa fonction pécuniaire, d’un point de vue artistique on s’en méfie, car elle peut facilement se réduire à rendre intelligible une œuvre dans un format de peu d’heures, à désosser et prémâcher une histoire pour les beaux yeux du public en occultant la « plume » de l’auteur. Trop rarement voit-on le cinéma en profiter pour créer un langage propre qui soit fort et unique à partir de l’histoire originale. L’intrigue de
You Were Never Really Here (où Jonathan Ames, l’auteur du roman, collabore au scénario) repose sur Joe (
Joaquin Phoenix), un tueur à gages (ex-Marine et ex-agent du FBI), qui se fait engager par un sénateur pour sortir sa fille (
Ekaterina Samsonov) d’un réseau de prostitution juvénile. Cette intrigue en rappelle une autre vieille de quarante ans, et un sentiment de déjà-vu plane dangereusement, dont le jeu de Phoenix se dissociera astucieusement, et que le langage cinématographique en immersion et en tension s’appropriera, avec juste ce qu’il faut de révérence. L’adaptation de ce roman voit donc le langage du cinéma complètement mis à contribution pour servir l’intrigue, cela dit en faisant une adaptation plus ou moins fidèle de certaines scènes, ou même de l’ensemble des personnages du livre. Celui-ci devient plutôt un prétexte à créer une nouvelle œuvre cinématographique, et celle-là totale, voire une expérience en soi, au point qu’il est fortement recommandé de la voir en salle pour profiter pleinement de la grande recherche de contrastes dans le montage sonore, de même que dans les jeux d’éclairages.
Se trouvant autant dans l’ombre du film culte de Scorsese, il fallait donc à
Lynne Ramsay une forte équipe technique. Ainsi la réalisatrice s’adjoint-elle à nouveau Joe Bini (
We need to talk about Kevin) pour nous offrir un film texturé et contrasté, signant un montage remarquable, soulignant deux rythmes majeurs et antagonistes. Des apnées éthériques représentant l’intériorité taciturne et lunatique de Joe, rendues par des cacophonies ou des éclairages de nuit, entrent en collision avec les violences de la vie quotidienne, des éclairages crus et une immersion brutale de bruits de foules, de voitures, de sons stridents (et c’est dans les nuances des sons — crescendos et decrescendos à l’appui — que l’expérience en salle se fait incomparable). Le rôle prédominant de l’environnement sonore, que l’on a tendance à sous-estimer dans la vie (comme dans les arts) est utilisé ici à plein : la bande sonore du film montre en quoi la tonne d’informations qui parviennent à l’être humain par l’ouïe contrôlent son comportement, ses émotions (et ce, sans qu’il s’en aperçoive la plupart du temps), dans les nuances de volumes et dans les recherches de timbres, dans l’utilisation judicieuse des contrastes brutaux parfois, entre sons stridents, cacophonies et grands moments de silence qui créent le suspense. Donc l’ouïe consiste à la fois en un élément agressant dont on ne peut se défendre, et à la fois en un sens dominant lors de la traque, autant du point de vue du chasseur que de celui de la proie (pensons simplement aux scènes de planchers que Joe empêche attentivement de faire craquer). Le son est tellement important que c’est dans le fredonnement des paroles d’une chanson (par un chauffeur de taxi – Ramsey nous met ce clin d’œil en caractère gras dès le début, se défaisant élégamment de l’hommage et nous invitant par le fait même à ressentir le film au-delà de la référence) que le titre apparaît au générique. Mais c’est la scène finale qui remporte la palme de l’ingéniosité sonore : à mesure que le monde devient hostile à Joe, à mesure qu’il pleure et se referme sur lui-même, le bruit des conversations devient de plus en plus fort, jusqu’à l’étouffer.
Autre élément prédominant, l’étouffement constitue le leitmotiv du film (appuyé par de nombreux cadrages serrés, bien sûr mis en contraste brutalement par des plans plus larges), leitmotiv qui se libère à la mort de la mère, lorsque le vent soulève enfin le plastique du visage sur le cadavre, comme pour dire que c’est la vie, qui étouffe ; c’est le fait de vivre et de respirer, qui étouffe l’enfant. Cette compulsion à s’asphyxier et à se mutiler reste d’ailleurs sans trop d’explication (les inserts de Joe « enfant » ou de rarissimes souvenirs fugaces de la guerre nous plaquent une psychologie du personnage efficace bien que limitée) et contribue à garder un certain mystère autour de cet homme dont on perçoit une extrême sensibilité. Cette sensibilité permet des scènes extraordinaires comme celle (scène centrale digne d’un grand moment de cinéma) où Joe se retrouve avec l’assassin de sa mère, agonisant, et où il chante avec ce dernier un air populaire qui s’adonne à passer à la radio, jusqu’à ce que l’ennemi mourant, dans un dernier soubresaut, lui prenne la main. Ainsi, même si on dit Joe capable d’être « sans pitié », il se trouve au cœur d’une violence qu’il n’arrive à contrôler qu’en se l’infligeant à lui-même. Ce personnage possède une éthique, qu’il a fondée sur un (ou deux) traumatisme. Il génère la violence comme un vecteur, bref comme il peut. Il se trouve dans une série incessante de violences, et celles-ci lui échappent complètement. Et si le scénario nous donne à voir des tueries sauvages et crues, elles sont toujours rapides et sans flaflas ; c’est le montage, la couleur, la photographie, l’éclairage, le son, le bruit, la musique (Johnny Greenwood), c’est le langage du film, ses oppositions contrastées entre l’intériorité taciturne de Joe et le monde extérieur, c’est là que se trouve la vraie violence. C’est la cinématographie qui illustrera le mieux la violence du texte (et du titre — le
never et le
you d’entrée de jeu :
tu,
toujours,
jamais).
Car au fond tout ce qui semble importer à Joe, c’est de sauver la petite, et cela même lorsqu’il n’y a plus de contrat pour l’en obliger. Et si le scénario rappelle dangereusement celui de
Taxi driver, en ce qu’il touche à la crise psychologique existentielle du vétéran (et le sauvetage de la jeune prostituée), le jeu physique de Phoenix semble davantage inspiré du personnage d’Anton Chigurh (Javier Bardem) de
No Country for Old Man (dans le rôle picaresque cruel du gars qui passe tout un film à se promener d’une place à une autre avec une arme à la main). Et l’ascétisme (pas de drogue, pas de sexe, pas d’amour ; juste sauver des fillettes) du personnage de Joe le rapproche davantage de l’enfance que de Travis Bickle ; son asphyxie le rapproche davantage d’une recherche de pureté que d’une recherche de sens social. Sauver l’orpheline deviendra en quelque sorte une quête pour sauver l’enfance, sauver la pureté. Et pour y arriver, dans les dommages collatéraux, il aura fallu tuer la mère (la mère que l’on dissocie savamment de celle de
Psycho, non sans humour), et un père aussi, pour sauver l’enfance, à tout prix.