(Mal)saine compétition
Par
Jean-François Vandeuren
Paul Thomas Anderson est demeuré plutôt tranquille après la sortie du nettement moins ambitieux, mais tout aussi stimulant, Punch-Drunk Love de 2002. Ayant travaillé pendant un temps sur un projet qu’il n’arriva tout simplement pas à faire décoller, le destin voulut qu’une copie du Oil! d’Upton Sinclair se retrouve un jour entre les mains du réalisateur et que ce dernier suive alors l’exemple de Tod Williams et de son The Door in the Floor en n’adaptant qu’une partie dudit roman. Si ce retour de près de cent ans en arrière nous présente un cinéaste plus engagé cherchant visiblement à porter un regard extrêmement critique sur les méthodes souvent peu reluisantes employées par les hommes de pouvoir pour tirer les ficelles d’une société, Anderson poursuit également ce qu’il avait entrepris auparavant sur le plan narratif en articulant complètement son sujet autour du dévoilement psychologique de ses principaux personnages. Revisitant le bon vieux mythe du self-made man, There Will Be Blood suit l’ascension de Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis) et de son entreprise de forage sur une période d’un peu plus de trente ans. Après avoir acquis certains renseignements qui le guideront vers une région particulièrement riche en or noir, l’homme d’affaire rachètera toutes les terres de ce coin isolé de la Californie en promettant à ses habitants d’y bâtir une communauté viable et prospère. Malgré les prises de bec avec le prêtre de l’église locale (Paul Dano), la soudaine surdité de son fils adoptif, les mensonges, les trahisons, et même les meurtres. Daniel édifiera un empire économique dont la croissance ne semblera jamais vouloir ralentir. Mais tout ce qui monte doit forcément redescendre un jour ou l’autre, non?
There Will Be Blood n’est pas une histoire de morale. Le véritable antagoniste du présent effort ne sera jamais puni d’une quelconque façon pour ses actes et ne laissera paraître aucun désir de rédemption suite à une soudaine prise de conscience de tout le mal qu’il a pu causer au cours de sa vie, bien au contraire. Il s’agit plutôt d’une démonstration foudroyante de l’emprise que peuvent avoir l’argent et la quête de pouvoir sur l’âme humaine dans un domaine où les parts d’un marché sont rarement partagés par ceux étant en mesure de toutes se les approprier. Les deux factions s’affrontant dans ce cas-ci n’auraient évidemment pu être mieux choisies étant donné leur impact constant sur le cours des choses aux États-Unis, et donc dans le reste du monde. Mais ce qui intéresse plus spécifiquement Anderson ici est l’échec (ou la réussite, dépendamment du point de vue adopté) de ces partis à la parole facile que ce dernier décortique à l’écran d’une manière somme toute assez minimaliste, mais néanmoins percutante. Le cinéaste se tient ainsi à des miles d’une formule classique au dénouement forcé souvent associée à ce genre de prémisse en faisant de cette relecture du passé une profonde réflexion sur un présent dans lequel les choses n’ont pas tellement changées ; où les valeurs si ardemment défendues en théorie par nos voisins du Sud telles la foi, la compassion, la justice et la famille ne sont souvent pas l’ombre d’elles-mêmes en pratique. Ce portrait déjà peu flatteur se révélera d’autant plus déstabilisant vue la façon dont Anderson imprégnera le coeur de son oeuvre de l’état d’esprit froid et cynique de ce travailleur acharné dépourvu de toute éthique et n’ayant comme seule ambition, voire obsession, que de prendre la place d’une icône sacrée qu’il n’hésitera pas à trainer dans la boue.
Les choses ne seront guères plus reluisantes de l’autre côté de la médaille alors que les convictions du premier contestataire des pratiques douteuses de Daniel Plainview, un jeune prêtre du nom d’Eli Sunday, se révéleront bien minces lorsqu’il sera subitement question d’argent. Une guerre de nerfs qui sera vigoureusement menée d’un côté comme de l’autre par Paul Dano (Little Miss Sunshine), personnifiant avec tact un homme religieux dissimulant un tempérament bouillant sous ses airs angéliques, et bien sûr Daniel Day-Lewis, dont chaque performance, aussi rares soient-elles, se veut toujours un événement en soi. Livrant chaque ligne de dialogue avec une précision et une force de frappe hallucinantes, l’acteur d’origine britannique offre une prestation tout aussi magistrale, sinon plus, que celle qu’il avait livrée dans le Gangs of New York de Martin Scorsese, faisant de Daniel Plainview un personnage pour le moins atypique qui restera assurément gravé dans la mémoire de bien des cinéphiles. Directeur d’acteurs exceptionnel, Paul Thomas Anderson illustre également la prémisse des plus complexes de son film avec une rigueur esthétique implacable. Si la mise en scène subtile, mais diablement expressive, de ce dernier ne s’avère jamais surchargée, elle témoigne néanmoins d’un travail particulièrement réfléchi au niveau du son et de l’image en plus de soutenir une progression narrative réglée au quart de tour, laquelle se révèle toutefois beaucoup plus pesante que celle de la course effrénée de Magnolia ou des élans plus voluptueux de Punch-Drunk Love. Le cinéaste américain utilisera à tout aussi bon escient les compositions à la fois classiques et chaotiques de l’excellente trame sonore de Jonny Greenwood pour mettre la touche finale à ce spectacle audacieux, et surtout d’une redoutable intelligence.
La volonté du réalisateur d’illustrer une réalité impitoyable en ne passant jamais par la fiction pour générer ne serait-ce qu’un minimum d’optimisme, jumelée à la mise en scène colossale de ce dernier et à la performance inoubliable de Daniel Day-Lewis, ne fait évidemment qu’ajouter à la force d’impact déjà considérable de cet événement cinématographique d’une rare intensité dramatique. Le cinéaste prouve ainsi qu’il a définitivement plus d’un tour dans son sac, et surtout le talent nécessaire pour les réaliser. Artiste mature possédant une compréhension aiguisée des mécanismes du septième art, Anderson a cette facilité à adapter sa signature à n’importe quel genre ou mise en situation qui n’est pas sans rappeler celle ayant marqué l’oeuvre d’un certain Stanley Kubrick. Il ne serait d’ailleurs pas étonnant de voir le réalisateur suivre un parcours similaire, car malgré son jeune âge, Paul Thomas Anderson s’affirme déjà comme l’un des cinéastes les plus accomplis de sa génération. Celui qui, à 29 ans, possédait déjà les acquis nécessaires pour orchestrer un morceau de cinéma aussi prodigieux que Magnolia récidive aujourd’hui avec son effort le plus ambitieux, de même que le plus accompli, à ce jour. Portrait sidérant d’une Amérique insidieuse cherchant beaucoup plus à protéger ses avoirs qu’à promouvoir le soi-disant système de valeurs dont elle se réclame, There Will Be Blood prendra fin au terme d’une séquence d’une puissance inouïe, et plus particulièrement d’une réplique bien singulière, mais extraordinairement ambiguë, qu’Anderson utilisera pour souligner l’accomplissement des tous derniers objectifs de son protagoniste. La victoire de Daniel Plainview est totale.
Critique publiée le 31 janvier 2008.