Comment rendre le passé au présent, lui soutirer ce qu’il nous a retiré, individuellement, collectivement, afin de lui restituer une place
vivante, qui puisse vibrer à nouveau ? Cette question, qui traverse tout le cinéma de Hou Hsiao-hsien, atteint sa première forme achevée dans
Un temps pour vivre, un temps pour mourir, troisième et dernier volet d’une trilogie autobiographique se situant dans le sud de Taïwan où a grandi le cinéaste après que sa famille ait quitté la Chine continentale. Sans aborder de front les désastres politiques et humains qui marquent la naissance de l’État
[1], Hou fait de l’histoire une toile de fond, confinée à l’arrière-plan et au hors champ sonore. Des bulletins radiophoniques, une chevauchée de cavaliers qui passe au fond du cadre, des nouvelles du « Grand Bond en avant » maoïste, ces événements servent de colonne vertébrale au film, qui se passe ainsi d’intertitres et de marqueurs temporels qui gradueraient les années.
Que cette mise en scène indirecte de l’histoire nationale de Taïwan soit un premier geste de cinéaste ou bien la conséquence du régime de censure qui règne encore à l’époque de la production du film
[2] ne devrait pas influencer outre mesure notre perception de celui-ci, sinon qu’il ne faut pas y voir un camouflage de cette histoire (Hou n’est pas un cinéaste d’État qui cherche à dissimuler les événements troubles de son pays). Au contraire, si l’histoire semble présente par son absence soulignée dans la mise en scène, c’est bien parce qu’elle apparaît à la bonne distance de ce qu’a vécu le cinéaste, comme une ligne directrice, s’entremêlant subrepticement à la vie des personnages de son film. De la même manière, Hou marque la progression des années en incluant dans ses cadres de moins en moins de pousse-pousse et de plus en plus de voitures, de plus en plus de lignes d’électricités et d’électriciens, de plus en plus d’eau courante et de personnages qui en bénéficient ; on serait tenté de dire que l’environnement évolue au même titre que les personnages, mais pour bien faire il faudrait surtout dire que c’est à travers cet environnement que les personnages évoluent.
Prenons Ah-Ha, le protagoniste du récit et alter ego de Hou. Ah-Ha est introduit dans la rue avec d’autres enfants, jouant avec des billes à chaparder. Dès la coupe suivante, il s’approche d’un arbre et cherche à ensevelir quelque chose à ses racines. Sa main dissimule l’objet, mais la bande-son, elle, nous révèle qu’il s’agit de la poignée de billes de la scène précédente. L'enfant se penche alors au pied de l’arbre et la caméra avec lui. Dans le mouvement, cette dernière nous confirme qu’il s’agissait bien des billes et que sur celles-ci repose autre chose encore : un peu de monnaie et un billet de banque. Pressé de rentrer pour le souper, Ah-Ha enterre son butin, se redresse et observe longuement son ombre contre l’arbre dans une image qui évoque la co-présence de temporalités disjointes (la jeunesse de l’enfant amené à grandir trop rapidement contre la silhouette statuesque et inébranlable de l’arbre centenaire), un sens que ne peut revêtir le plan au premier regard et qui participe à faire de chaque visionnement du film une expérience à part entière. En attendant ces réminiscences futures, la mère de Ah-Ha le punit à coup d’éventail dans la scène suivante, l’interrogeant sur la disparition de l’argent de son portefeuille ; et puis dans la scène subséquente, celle qui clôt la séquence, Ah-ha, dépité, forcé, est de retour devant l’arbre, sur le site de sa cachette qui semble avoir été pillée. Ses explications ignorées par sa mère, les coups s’abattent de plus belle… avant que la grand-mère n’arrive (à l’arrière-plan, comme il est coutume d’arriver et de repartir chez Hou) afin d’adoucir la situation. Cette séquence constitue essentiellement les dix premières minutes d’
Un temps pour vivre, un temps pour mourir, et s’il faut s’y attarder, c’est parce que ces dix minutes d'introduction stabilisent un style et confirment son caractère unique dans l'histoire du cinéma.
Les récits autobiographiques font preuve d’une tendance lourde à décrire le passé comme une succession d’événements décisifs et formateurs qui lance un individu sur une trajectoire (et qui se poursuit habituellement jusqu’au présent de ce qui devient une narration autobiographique). À l’inverse, la conception qu’a Hou de ses réminiscences est construite sans toutefois être déterministe ou close. Les personnages de ce passé nostalgique, ceux de ce film comme ceux des deux précédents (
Les garçons de Fengkuei,
Un été chez grand-père) ne sont pas montrés dans un passé qui annonce la tragédie ni même l’inéluctabilité du présent. Au niveau du film dans son ensemble, cela implique que les scènes n’aient pas de fonction purement narrative, que les unités de temps et de lieu ne soient jamais amalgamées à des unités d'ordre supérieur (de discours, de symboles, de genres), qu'elles ne servent pas d’élément qui vienne emprisonner la vie dans un passé qui la rendrait malléable. Ainsi la structure d’
Un temps pour vivre… défie les habitudes de spectature les plus classiques, qui consistent à voir chaque séquence d’un récit comme le cheminement de personnages en fonction d’une « quête » et d’une « résolution » qui font somme, des aspirations qui s’avèrent complètement oblitérées du cinéma de Hou, dont la nature est profondément rhizomatique, radicelle, multiple, à l’image de ces billes, qui apparaissent dans une scène, puis réapparaissent dans la suivante sous une autre forme (leur bruit), avant de disparaître dans l’entre-deux des scènes ultérieures. Trois formes de présence au monde pour un seul objet, trois utilisations différentes de la mise en scène afin d’introduire et de dissiper un détail qui n’a aucune fonction concrète (il n’y aura aucune autre mention des billes durant le film, sinon par le biais de références obliques, comme ces fruits avec lesquels jonglent Ah-ha et sa grand-mère), mais qui annoncent la logique narrative et mémorielle du film. Il n’y a donc rien pour nous indiquer l’importance de ces billes (ni l’importance de cette sacoche, de ce vélo, de ces goyaves, de ce journal intime), car Hou refuse le recours aux inserts, préférant sa caméra dans la distance, dans l’espace historicisé qu’elle partage avec ses personnages et non pas en train de créer son propre espace de cinéma à elle, où ces objets du quotidien seraient sujets à des révérences qui déformeraient l'innocence de leur souvenir.
Ce faisant, le style de Hou s’interdit d’attribuer à des gestes uniques, à des objets symboliques, à des décisions irréversibles, tout le poids du chagrin que le film cumule au fil de ses actes. Le miracle de son cinéma consiste ainsi à montrer cette difficulté à vivre au présent (présent qui n’est jamais filmé dans
Un temps pour vivre…, mais qui est rendu implicite par la voix du cinéaste qui ouvre et clôt le film), et à faire sens du présent dans ce qu’il affiche de certitude, une douleur que rend avec toute la tristesse du monde ces corps raidis retrouvés par la famille (celui du père, celui de la grand-mère), des dépouilles glacées, qui ponctuent le film et qui créent les traumas face auxquels personne ne trouvera de solution sinon de faire suivre la mort par les souvenirs, par le retour en mémoire de ce qui définissait ces personnages.
Justement, la nature de ces deux personnages apparaît finalement comme la seconde moitié de l’énigme du cinéma de Hou qui, on l’a dit, aime déconstruire les liens de causalité classiques et la cumulation des événements dramatiques. Les billes enterrées au pied de l’arbre, au même titre que les individus qui vivent et qui meurent, s’intègrent au même fleuve tranquille, à cette mise en scène qui tient à distance parce qu’en demeurant loin des objets comme des personnages elle saisit bien mieux la complexité de leur présence, qui cesse alors d’être une seule présence dramatique (le gros plan sur l’objet marquant ou sur le visage du souvenir) pour devenir une présence circonstancielle, emmaillée dans un temps, dans une situation – en rapport avec
ce temps, avec
cette situation, avec
ces autres individus –, de telle sorte à ce que les souvenirs que décrit Hou ne sont pas revécus comme le point d’origine d’un présent teinté de nostalgie, mais comme un passé qui n’a de sens qu’en se dépliant à partir de l’histoire et du cadre, comme quelque chose qui y était caché, depuis toujours, et que l’art aide à révéler.
Cette maîtrise de la composition n’en devient que plus émouvante lorsqu’on la comprend à travers la déchirure que vivent ces personnages, des exilés de la Chine qui vivent à Taïwan
en attendant d’y retourner (ce qui n'arrive pas). À l’image de la grand-mère de Ah-ha qui cherche les directions vers un pont de sa région natale et qui, dans sa vieillesse, semble confondre le passé chinois continental avec le présent taïwanais insulaire, la mise en scène de Hou glisse à travers une vie faite de répétitions subtiles et éloquentes, sans céder aux pressions du mélodrame, sans juger non plus les personnages au regard de cette histoire douloureuse qu’ils ont dû traverser. Tout comme cet arbre au pied duquel l’enfant avait enterré ses billes et qui revient marquer la suite du passé par sa persistance,
Un temps pour vivre, un temps pour mourir, propose l’existence comme une suite d’entrées et de sorties irrégulières, imprévisibles, où le traumatisme côtoie l’anodin, avec comme seule force structurante le fait d’être, présentement, encore debout.
[1] Notamment le massacre du 28 février 1947 où les forces du Kuomintang s’en prennent aux natifs de l’île afin d’asseoir leur autorité nouvellement acquise, ou bien la loi martiale étendue de 1949 à 1987, appelée période de la Terreur blanche, où les communistes et les résistants au régime « démocratique » sont chassés, emprisonnés ou assassinés.
[2] Le régime des censeurs prendra fin en 1987, en même temps que la levée de la loi martiale, soit deux ans après la sortie du film.