DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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All You Can Eat Bouddha (2018)
Ian Lagarde

Tentaculaire

Par Jean-Marc Limoges
Pour son premier long métrage, Ian Lagarde nous offre un film tentaculaire. Tentaculaire parce qu’il s’enroule et s’entortille sournoisement autour de nous pour nous tenir captifs. Tentaculaire aussi parce que ce film – complexe dans son apparent dépouillement et savamment maîtrisé – nous tend au moins huit perches, nous ouvre au moins huit portes, grâce auxquelles on peut tenter de l’approcher pour le circonscrire et le comprendre.
 
1° Objet de curiosité. Mike (Ludovic Berthillot), « énhaurme » vacancier à la mine patibulaire dont d’incessants zooms in accentuent le mystère, débarque seul dans un « tout inclus » et devient vite un objet de curiosité pour tous les touristes, tout comme ces touristes deviennent aussi un objet de curiosité pour lui, et tout comme la pieuvre sur la plage devient un objet de curiosité pour tout le monde. En bref, ce film relativise les choses et nous apprend que nous sommes toujours le bizarre de quelqu’un d’autre.
 
2° L’être et le paraître. Valentino (Sylvio Arriola), après le speech d’introduction lors duquel il souhaite à l’envi, sourire à la bouche, bienvenue aux touristes, conclut, entre ses dents et pour lui-même, en les envoyant tous balader. Le G.O. (David La Haye) cache sa québécitude sous un polyglottisme tape-à-l’œil. Les touristes dissimulent leur fadeur sous leur sun tan fluo. Seul Mike reste lui-même, gros, gras, suintant, taciturne, à bout de souffle et avare de mots. Est-ce pour cette raison que « toutes les femmes lui tournent autour » (comme se le demande, déconfit, le multilingue organisateur)? Reste toi-même/be yourself aurait-on envie de dire à Jean-Pierre Villeneuve/J.-P. Newtown.
 
3° Dérives de la surconsommation. Mike, personnage à l’appétit gargantuesque que rien ne semble sustenter, bouffe et s’empiffre, gros-jean-comme-devant, jusqu’à plus soif. Jusqu’où sa gloutonnerie le conduira-t-il quand tout sera englouti et que plus rien ne restera? À commettre un acte cannibalesque dont la bande-son nous offre génialement une idée du spectacle qui se trame hors-champ. Le personnage prend alors les allures de symbole, et le centre de villégiature étend ses limites à l’ensemble de la planète.
 
4° Spiritualité perdue. Quand on a tout ce qu’il nous faut – la maison, la voiture, la bonniche, le chien, le chat, la santé et l’argent pour aller dans le Sud – mais que nous sommes impuissants devant l’anorexie de notre fille et que nous pensons tout perdu (et que nous ne croyons plus en rien), le moindre Obélix de service peut devenir notre plus précieux Bouddha. Ce film cristallise astucieusement la perte des croyances religieuses qui ronge notre société et les rites de fortunes qui les remplacent peu à peu.
 
5° Désir inassouvi. On le sait, le propre du désir est de n’être jamais satisfait. Chaque plat présenté à Mike est l’annonce d’un second, qu’il dévorera voracement, afin d’en voir paraître un troisième, puis un quatrième et un cinquième… et ainsi de suite. Chaque plat est un « nouveau départ » qui ne promet toutefois jamais d’arrivée à celui qui semble s’ancrer et s’encroûter sur cette île. Est-ce envie? Est-ce besoin? Lui-même pose la distinction qu’il ne semble plus faire, à l’instar de tous ces consommateurs impulsifs qui nous entourent et dont le moindre gadget envoyé en pâture sur le marché devient une chose absolument-essentielle-à-leur-survie.
 
6° Déliquescence. Mike est (sans doute) diabétique, mais il bouffe, il boit, il fume …et ne bouge pas beaucoup. Il se détruit, sous les yeux de tous et (peut-être) à son insu, à petit feu. On dirait même que la gangrène lui ronge tranquillement mais sûrement le corps. Dans cet hôtel où tout plaisir peut être satisfait, où tout caprice peut être comblé, où tout vœux peut être exaucé, la corruption semble nous guetter. L’hôtel lui-même, à force de noces et d’orgies, se détériore inexorablement. Poussons la logique : trop de plaisir tue.
 
7° Aveuglement. Arrivé sur le « resort » rose nanane et jaune banane où les feux d’artifices tonitruent pour enterrer le tonnerre, il est stupéfiant de constater que seul le carré écranique télévisuel de la chambre d’hôtel où l’on s’endort laisse entrer la misère qui sévit à l’entour de ce paradis artificiel, misère dont les graffitis sur l’autobus qui fait la navette entre ce havre de pacotille et l’aéroport donne la mesure. L’expression « voir du pays », dont se gargarise trop de touristes, est ici malicieusement remise en question.
 
8° Solitude. Mike, dont on ne sait rien (et dont on ne saura rien), désire se faire petit, malgré son gigantisme. Il veut qu’on lui « foute la paix ». Mais il excite malgré lui la curiosité, même s’il reste « low profile », surtout parce qu’il reste « low profile ». Rien à faire, on ne peut fuir les regards (ni son passé), même sur une île perdue au milieu de nulle part. À moins de s’enfoncer dans la mer, retrouver la pieuvre de nos rêves, et jouir enfin, sous l’eau, loin de la terre et de ses frères, du « meilleur des séjours ».
 
Oui, le premier long métrage de Ian Lagarde, à la fois ubuesque et quintessencié, est un hypnotisant spectacle devant lequel il faudra toutefois prendre garde de se laisser méduser.
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Critique publiée le 23 février 2018.