Depuis
Punch-Drunk Love au moins, les films de
Paul Thomas Anderson se construisent autour d’un schéma assez semblable : ses personnages sont d’abord enfermés dans leur solitude, et au fil d’une rencontre imprévue, un amour ou une amitié improbables, indissociables d’un jeu de pouvoir où chacun tente de dominer l’autre pour mieux abattre les barricades fortifiant cet isolement, ils finissent à s’ouvrir au monde et à l’autre, ou leur faillite morale s’expose et devient limpide.
There Will be Blood trouvait peut-être la meilleure image de ce cinéma, avec ces puits de pétrole qui en perçant la surface font éclater ce qui se tient sous-jacent, comme toutes ces émotions libérées d’un coup après avoir été refoulées trop longtemps derrière des performances publiques (on pense à la finale de
Magnolia). Le film cherchait à condenser l’Amérique dans cette image fondatrice, une sorte de capitalisation du refoulé (aussi au cœur de
The Master), qui venait agglutiner les mensonges du capitaliste au spectacle hystérique du prêtre, le conflit entre les personnages résultant de ce charlatanisme partagé plus que de leurs convictions théoriquement antagonistes.
Vaste projet, auquel
Phantom Thread vient répondre en rajoutant la figure de l’artiste, autre charlatan du XXe siècle (Orson Welles nous l’avait bien dit), tissant, si l’on veut, son propre tissu de mensonges pour en revêtir une vérité autrement invisible. La présence de
Daniel Day-Lewis au générique des deux films suggère déjà la comparaison : dans
There Will be Blood, son nom (Plainview) nous rappelait ironiquement que son personnage n’offre jamais une
plain view (une vue honnête) de lui-même, il jouait un
self-made man qui sort d’un trou dans la terre au début du film après s’être modelé dans la glaise de ses mensonges, un homme incapable d’accepter la présence des autres et qui finit par tuer celui qui est au fond son seul lien restant avec l’humanité, aussi torturée soit leur semblant d’amitié ; au début de
Phantom Thread, Reynolds Woodcock vit enfermé dans sa demeure, il laisse sa sœur (
Lesley Manville) parler en son nom, c’est à peine s’il lève les yeux pour regarder celles (ses employées) à qui il s’adresse. Il vit dans une autre sorte de trou, tout autant coupé des autres, mais cette fois il ne s’est pas auto-créé à coups de mensonges, sa fortune et sa réputation proviennent plutôt de son art, la haute couture : alors que le prospecteur exploitait l’espace ouvert du désert américain, faisant fi de cette surface pour ne s’intéresser qu’à ce qu’il y a de sous-jacent (le désert n’était qu’un mensonge cachant la seule vérité du pétrole), maintenant le couturier confectionne des robes individualisées, un travail sur la surface servant à épanouir le modèle. Mais pour y parvenir, Reynolds doit se cacher derrière des conditions de travail réglées au quart de tour, dictées au nom du perfectionnisme, des rituels servant à séparer autant que possible l’humain du travail, le modèle (toujours féminin) n’ayant aucune place dans le processus créatif, sinon comme inspiration.
Si le film nous incite à considérer Reynolds comme un artiste d’exception, et si le perfectionnisme et le désir de contrôle de Reynolds rejoignent ceux d’Anderson (scénariste, réalisateur, producteur et maintenant directeur photo), il y a tout de même une limite à le percevoir comme un alter ego du cinéaste. Car il faut noter au moins deux choses : d’abord, qu’Anderson se détourne peu à peu de la couture, et ensuite que le film ne s’ouvre pas sur Day-Lewis, mais plutôt sur la voix d’Alma (
Vicky Krieps), future femme de Reynolds, qui confie son récit à un interlocuteur qui demeure pour l’instant dans le hors-champ. Cette stratégie narrative permet à la fois de présenter le personnage de Reynolds de l’extérieur, pour mieux percer peu à peu sa carapace, et en même temps, puisque nous savons que Day-Lewis a annoncé sa retraite, et qu’il s’agit peut-être de son dernier rôle, Anderson nous le présente d’ores et déjà comme un souvenir, Alma nous confiant son amour envers Reynolds tout autant que Krieps nous raconte sa rencontre avec Day-Lewis (nous nous imaginons être son interlocuteur dans le hors-champ), depuis la position privilégiée de celle qui se sait être sa dernière collaboratrice. Or, c’est aussi Anderson qui nous parle ainsi à travers Krieps de son travail avec l’acteur, le cinéma d’Anderson se situant au cœur de cette rencontre entre les personnages, dans les mouvements d’attraction et de répulsion qui les emporte, et dans sa propre relation à ceux-ci, d’où ce décalage de l’artiste qui s’observe depuis la position d’un autre personnage.
Phantom Thread se termine d’ailleurs sur une dédicace émouvante à Jonathan Demme, qui lui aussi se positionnait dans la rencontre entre ses acteurs,
notamment grâce à des plans frontaux avec regards-caméra, effet de style qu’Anderson lui emprunte ici à quelques reprises, faisant de cet héritage le sujet implicite du film, comme autrefois celui de Martin Scorsese dans
Boogie Nights ou de Robert Altman dans
Magnolia (des pères cinéastes envers qui Anderson entretient le même type de rapport, entre identification et distanciation).
Cette notion de jonction, ce fil fantôme entre les êtres, se retrouvait aussi dans la structure chorale de
Magnolia, comme ce décalage rappelle l’humble narrateur du même film, emprunté à Stanley Kubrick. Mais si Anderson voulait déjà à ses débuts donnerà son cinéma les allures d’une rencontre conflictuelle, on en ressortait plutôt avec l’impression d’avoir assisté à un dialogue du cinéaste avec lui-même, certes fascinant, mais aussi assez vain. C’est à partir de
The Master surtout que le cinéma d’Anderson trouve une ouverture hors de soi, le désir de contrôle et le perfectionnisme du cinéaste semblant tout d’un coup servir à trouver son chemin vers les acteurs plutôt qu’à les éviscérer pour les besoins du discours (au moins il savait respecter la particularité des entrailles de chacun), d’où l’impression sans doute d’une image qui s’opacifie, qui accepte de partir au loin dans le désert en oubliant son objectif initial (il ne s’agit pas du film annoncé sur la Scientologie). Et ce que
Phantom Thread rend évident (c’était déjà implicite dans
The Master), c’est que le cinéma d’Anderson s’appuie dorénavant sur la confrontation, celle que Reynolds, lui, fuit le matin sous prétexte que cela nuit à son inspiration, incapable qu’il est d’accepter la présence des autres. En ce sens, Reynolds pourrait représenter le Anderson de
Magnolia, mais il serait plus juste d’y voir une tendance qu’Anderson doit combattre encore aujourd’hui, qu’il reconnaît et met en scène dans
Phantom Thread, et qui ne fait donc pas partie du passé puisque c’est cette tension interne qui anime son cinéma.
La première scène montrant Reynolds prendre les mesures d’Alma est traversée par une tension semblable, entre les propos de l’artiste qui peuvent être pris pour des louanges (toute son attention est portée sur la femme, il fabrique des vêtements à son image, il déclare que son corps est parfait), ou comme une objectification du modèle (il s’agit de la mesurer, la quantifier, et elle est à la merci de l’artiste qui peut décider, comme le dit Reynolds, si elle a des petits seins ou non). On imagine que les amantes précédentes de Reynolds ont plus ou moins accepté d’être ces objets auxquels il les réduit, décorés à la gloire de l’artiste (la première que nous voyons se fond dans le décor et disparaît du film sans bruit), mais le désir ne trouve pas prise sur un objet qui n’offre aucune résistance, l’attention se détourne — Alma va dès lors chercher à trouver sa place à travers les rituels et la routine figée de son amant, ce qui implique de les dérégler.
Sa présence se montre dérangeante dès leur première scène de déjeuner en commun, le moindre bruit d’Alma (le beurre qu’elle étend, le craquelin sous les dents, la cuillère sur une tasse) exaspère Reynolds (lui qui est plutôt associé aux sons délicats d’un tissu qui se froisse, d’un ciseau qui file le long d’une étoffe ou d’une aiguille qui s’y enfonce). À ce point, cette intrusion sonore est involontaire, mais Alma, que Reynolds a rencontré lorsqu’elle était serveuse, découvre un moyen d’expression dans la nourriture, et peu à peu la couture se retrouve à l’arrière-plan, comme si Alma s’emparait du film pour l’amener sur un terrain où elle peut s’exprimer et parvenir à atteindre Reynolds. Elle tente d’abord de le déstabiliser de manière trop timide, en organisant un souper-surprise pour lui servir des asperges cuites dans le beurre (comme elle les aime) plutôt que dans l’huile (comme lui les préfère – le film n’est pas sans humour), mais pour atteindre un homme aussi refermé que Reynolds, Alma comprend vite qu’elle doit l’affaiblir. Une déclaration d’amour saugrenue, prenant la forme de gestes qui pourraient sembler haineux, d’une jalousie vengeresse, ce qui n’est pas sans rappeler le sous-récit le plus réussi de
Magnolia, ce fils interprété par Tom Cruise qui au chevet de son père mourant balance des
fuck et des
cocksuckers comme autant de
je t’aime ; l’amour, chez Anderson, s’exprime d’autant plus violemment qu’il n’est pas le bienvenu, il s’attaque à des personnages qui se refusent à leurs sentiments. Le film suit ainsi le renversement de pouvoir en passant de cette scène où Reynolds décide quelle robe est bonne pour elle jusqu’à la finale où Alma lui sert un plat qu’elle sait être bon pour lui, et alors que Reynolds coud à l’intérieur de ses robes des mots secrets, personnalisés, une sorte de signature voilée, l’ingrédient « secret » d’Alma n’est plus, en conclusion, un secret, leur relation est consommée, c’est le cas de le dire, ouvertement ; enfin, il s’agit aussi d’un renversement par rapport à Plainview, Day-Lewis n’étant plus celui qui écrase les autres à coup de quilles, il accepte au contraire de se faire la victime pour mieux s’ouvrir à l’amour (Alma lui force à se nourrir de son amour), il accepte d’être à la vue, enfin
plain view pour ses yeux à elle.
Anderson a toujours su tirer le meilleur de ses acteurs, mais la force de
Phantom Thread tient à ce qu’il en fait cette fois le centre du film (comme dans les meilleurs moments de
The Master), pour nous offrir une version épurée (mais non moins ambitieuse) du récit andersonien, qui devient un reflet de sa relation aux acteurs. Peu vue jusqu’à maintenant,
Phantom Thread joue sur le passé inconnu de Krieps (comme les origines de son personnage demeurent opaques) faisant face à l’acteur établi (à un couturier de renom), un rôle qui autrefois aurait été écrit pour faire briller une star montante, et Krieps s’en empare avec une telle détermination qu’elle finit par éclipser son partenaire de jeu (reste à voir si d’autres cinéastes sauront le reconnaître), le tête-à-tête entre Krieps et Day-Lewis nourrissant celui entre Alma et Reynolds. Day-Lewis, quant à lui, a toujours semblé d’un autre temps, d’ailleurs on se rappelle principalement de ses rôles dans des drames historiques, comme si son élégance et son raffinement ne pouvaient pas appartenir à notre époque – des personnages comme Daniel Plainview, ou le Bill the Butcher de
Gangs of New York, renvoient plus ou moins à la même idée, la grande silhouette de Day-Lewis devient chez eux la marque d’une aristocratie corrompue, son prestige une arme de séduction, sa violence primaire d’autant plus effrayante qu’elle contraste avec la douceur qu’on lui connaît autrement. Plutôt que de briser son image, ces rôles ne font que la complexifier tant l’acteur s’en empare avec la même conviction qui anime son Lincoln, chez Steven Spielberg, ce qui finalement nous rend Day-Lewis encore plus étranger ; mais dire qu’il nous est étranger, ce n’est pas en faire un mystère insaisissable, c’est au contraire être médusé par sa présence, une présence qui s’impose, qui cherche notre reconnaissance, et qui pourtant nous échappe de par la pureté même de son expression (loin de nos gestes quotidiens, tout en hésitations et maladresses : l’acteur maîtrise ce langage corporel qui a tendance à nous échapper, nous trahir). Anderson le comprend bien : alors qu’Alma tente de ramener Reynolds à elle, la mise en scène s’étonne devant la souplesse précise des gestes du couturier, sa concentration soutenue alors qu’il scrute les étoffes, devant sa manière de lever son assiette pour humer un plat, de boire du thé, de tenir une fourchette, sa façon de regarder les autres la tête penchée et le regard levé, de croiser les jambes et les mains, devant son sourire pincé…
La dernière scène de
Phantom Thread nous montre ce qu’il faut pour en arriver à une telle intimité entre une caméra et un corps humain : un acteur qui accepte de se mettre à nu, vulnérable, pour un cinéaste en qui il a confiance, un cinéaste qui saura prendre soin de ce que l’acteur peut offrir, même s’il faut une certaine violence pour l’obtenir, le tissu de mensonges de l’artiste se distinguant finalement de celui du charlatan en ce qu’il est cousu de ces fils fantômes fournis par les acteurs, une étoffe secrète affleurant à la surface de l’image, rendue sensible par la texture feutrée de la lumière et le murmure d’une main caressant les soieries. L’amour d’Alma envers Reynolds se revêt ainsi de l’amour d’Anderson envers Day-Lewis, le film clôt sa carrière par une déclaration d’amour qui ouvre celle de Krieps, qui nous affirme qu’elle saura prendre soin, elle aussi, de ce que son aîné lui a légué, en nous partageant tous ces gestes, ces attitudes, ces maniérismes qui ne sont plus que des souvenirs à chérir, le visage brillant, le soir devant un foyer, et que le cinéma d’Anderson nous restitue une dernière fois dans toute leur grâce et leur infinie beauté.