DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Problème d'infiltration, Le (2017)
Robert Morin

Ou le problème de la caméra

Par Mathieu Li-Goyette
Ce qui se terre en dessous du Problème d’infiltration, c’est un beau problème de filtration avec la caméra comme accusé. Ce problème nous met devant la véritable constance du cinéma de Robert Morin, le sujet qu’il filme chaque fois qu’il prend sa caméra, c’est-à-dire l’histoire d’amour qu’il peut y avoir entre une caméra et un acteur, la capacité qu’a l’appareil à cerner ses faiblesses, à souligner une parole franche qui caractérise à la fois le réalisateur et ses comédiens. Autour de cette relation, Morin construit des films et des systèmes de mise en scène. Il aime alterner ceux-ci d’une œuvre à l’autre, passant de systèmes construits (Le Nèg’Que Dieu bénisse l’AmériqueLes quatre soldatsLe problème d’infiltration) à des systèmes de mise en scène déconstruits (Requiem pour un beau sans-cœurYes Sir! Madame…Papa à la chasse aux lagopèdes3 Histoires d’IndiensUn paradis pour tous) qui ne sont pas aussi opposés qu’il y paraît, car il s’agit toujours un peu de la même question, celle de la relation entre des individus ou entre des individus et une caméra (on pourrait croire que cette définition s’applique à tout le cinéma, mais le cinéma, d’autant plus québécois, est davantage fait par des tyrans que par des bons vivants comme Morin).
 
Le problème d’infiltration est un brillant exemple de cette passion qu’a Morin pour les relations plastiques qu’il établit entre son appareil et ses comédiens. Film qui s’apparente à un exercice de style hautement maîtrisé, il n’a pas besoin d’être grand-chose de plus tellement son histoire est générale (un chirurgien plastique sombre dans la folie). C’est au cœur de cette généralité abstraite (on ne nomme pas la ville grise de Brossard, on ne voit pratiquement personne sinon Christian Bégin, Sandra Dumaresq qui joue sa femme et William Monette son fils) que l’esthétique de Morin filtre. Elle fait d’un sujet à la fois conventionnel et critique, ce qui pourrait autant être le théâtre d’un film d’Arcand ou de Trogi, le lieu d’un déploiement technique qui est sans commune mesure et qui puise dans le cinéma expressionniste allemand (et ouvertement chez Murnau) des outils pour repenser l’aliénation contemporaine. Cette aliénation, celle de la vie répétitive de la banlieue, du confort intime et de l’indifférence aux autres, elle frappe le personnage de Christian Bégin de plein fouet après qu’un grand brûlé (Guy Thauvette), dans un plan-séquence de 15 minutes qui ouvre le film, lui balance les quatre vérités de sa condition « monstrueuse ». Le patient contraint son chirurgien à se faire un masque qui laisserait deviner l’abjecte, à se bander de coton le visage et à sortir du bloc opératoire sous la menace d’un scalpel. L’incident s’avère l’élément déclencheur qui, couplé à un vilain problème d’infiltration au sous-sol, plonge le médecin dans une spirale infernale… Tout ceci fait un peu vieux, un peu donné d’avance, comme un nouvel Âge des ténèbres moins excentrique ou Le Mirage en moins cynique. On pourrait s’intéresser au destin du personnage de Bégin, discourir sur sa condition, voire souligner les échos peu productifs que le film suggère sans doute avec la terrible Affaire Guy Turcotte, mais ce n’est pas ça qui fait du Problème d’infiltration la plus belle mise en scène québécoise des dernières années.
 
Aux références à Murnau et à ses personnages de somnambules aliénés s’ajoutent celles des films allemands de Fritz Lang, qui développent une mise en scène architectonique où les sentiments répondent à l’espace et vice-versa. Ces références sont encore plus directes quand on pense aux films américains de Lang, tels que The Woman in the Window, Scarlet Street, Secret Beyond the Door, The Blue Gardenia, ces films où il met en scène des relations de couple qui se désagrègent dans un dédale de méfiances et de tourments psychologiques. C’est d’ailleurs à cette période-là, peut-être parce que c’est ce que Hollywood attendait d’un expatrié allemand, que Lang fait son cinéma le plus expressionniste, à même les petits appartements américains dans lesquels il s’infiltre (lui aussi) à l’aide de sa caméra précise pour orchestrer des chutes fatalistes avec l’acharnement d’un romantique en manque.
 
De toute évidence, c’est à ce cinéma que pense Morin quand il tourne avec Bégin et qu’il se met à tourner autour de lui. Essentiellement composé de plans-séquences ambitieux, Le problème d’infiltration repose sur une caméra-tornade, qui fait voler en éclats tout en maintenant en suspension, qui gravite autour de ses personnages lorsqu’ils parlent, lorsqu’ils encaissent, d’abord pour le dialogue plein de remontrances du début, ensuite pour le jeu de chat et de souris pervers entre le mari et la femme. Ces serpentins agiles contrastent avec quelques plans fixes, picturaux, qui immobilisent les corps et créent de la tension entre les comédiens et les oppositions conflictuelles qui les lient. Au-delà du tournis provoqué, ces plans circulaires ont une brillante tendance à se glisser entre les comédiens et les parois de la maison, entre le corps et l’espace, comme le médiateur matériel (infiltré et filtrant) d’une vie oppressante. Chaque passage dans cet interstice permet à la caméra de traverser des parois, des vitres, un miroir, un pare-brise, un mur, de pénétrer au rythme du mal-être les limites physiques de l’aliénation (l’aliénation se vit toujours entre différents types de murs), de se boucher les oreilles (le mixage sonore confère l’impression d’un sous-marin manœuvrant dans une mer de Gyproc), de nous flouer la vue (le temps de traverser une paroi, de briser le confort à coup de caméra). À ces modulations spatiales s’ajoutent des modulations chromatiques, car il semble que chaque déplacement de caméra fasse virer l’éclairage et la couleur du film pour les accorder aux sentiments, variant du bleu au rouge, du rouge au vert, du vert au jaune, de l’éclairci à la brume, sans aucune coupe, comme si la maison — maison hantée fascinante — était au diapason du cœur vacillant de ses protagonistes.
 
Comme Lang, Morin met de l’avant dans sa mise en scène ce que la mise en scène peut dire des relations qui unissent les individus et comment, par des déplacements de caméra et une lumière adéquate, la mise en scène est en mesure de choisir et de rendre matérielle (dans la traversée des parois, dans le boniment des couleurs) les conjonctions d’un couple qui fonce vers la mort. Cela fait peut-être du Problème d’infiltration un exercice de style insistant, mais c’est justement cette persistance qui lui confère toute sa force dramatique jusqu’à doubler le sens original du titre. Au problème d’infiltration du récit s’ajoute effectivement celui de la mise en scène, qui dit essentiellement que la caméra a les vices de ses personnages, qu’elle est à l’image de leur individualisme centrifuge et que ses stratagèmes sont à la hauteur de leurs fautes. La réalisation de Morin constitue une forme d’autocritique de la caméra à l’égard de la caméra elle-même (comment la caméra peut-elle rendre la richesse de nos intérieurs ?), comme si c’étaient les moyens du cinéma qui avaient rendu fou les personnages (parce que la caméra est le miroir de nos désirs autant que de nos faiblesses) ou, de manière plus générale, comme si c’était la représentation que l’on se fait de soi qui était la mère de tous les problèmes qu’on peut bien avoir.
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Critique publiée le 13 septembre 2017.