Traversées
Par
Caroline Louisseize
Tout en paradoxes, le dernier film de Bruno Dumont est à la fois divertissant et exigeant – et à la fois enrichissant et comique, car pour le moins atypique. En effet, Ma Loute traite justement de ce sujet, l’atypique, par le biais de la tolérance et de l’identité. Plusieurs éléments participent à rendre son écoute exigeante; d’abord le rythme, qui fait en partie la signature de Dumont (réalisation, scénario, dialogues), et qui se trouve poussé ici à son paroxysme par d’innombrables lenteurs et répétitions, particulièrement dans les dialogues, qui viennent creuser l’écart entre les classes sociales présentes dans le film : si les bourgeois multiplient d’interminables silences et d’absurdes répliques (très « étiquetées ») comme signes d’un manque d’écoute, chez les paysans, la répétition compulsive, pour combler le silence ou pour s’assurer d’être compris, révèle une élocution qui n’a rien de simple.
Le plus évident des paradoxes de Ma Loute exige du spectateur qu’il accepte que les conventions du jeu d’acteur traditionnel (au cinéma) soient chamboulées. Car tout au long du film, la dichotomie entre les acteurs professionnels et non professionnels, en deux clans très définis par des styles d’interprétation aux antipodes, propose un décalage constant dans le ton, et empêche le spectateur de vivre sa catharsis « normale », où il s’identifiera aux héros et où il sera projeté avec fluidité dans l’histoire. Ce formalisme, cette tonalité qui est propre à Dumont, questionne la façon même de raconter une histoire au cinéma. Questionnement majeur s’il en est un, dont il est impossible de se détourner et qui n’est pas si loin de ce que Brecht proposait avec le concept de la distanciation au théâtre, pour mettre en évidence la lutte des classes dans ses représentations.
Ainsi, comme dans l’effet de distanciation au théâtre, le spectateur est laissé à lui-même, actif dans son interprétation. La caricature nous est donc envoyée aussi implacable qu’un miroir, et l’exagération peut rendre perplexe, voire mal à l’aise devant des portraits aussi grotesques. La photographie du film (par Guillaume Deffontaines), également, nous brosse deux portraits bien distincts : celui plutôt léché (les cartes postales vieillottes ont servi d’inspiration pour ce film) de la réalité d’estivants bourgeois aux costumes de lin et de plumes d’une part, et celui de barbares cannibales non éduqués et lourdingues d’autre part sur des tons très encrés de bleus, de sombres et de rouge sang. Bien que ces deux univers mis ensemble donnent lieu à des dialogues savoureux (l’une des très grandes forces des films de Dumont), cela oppose l’éducation – le snobisme – et la bêtise, la « civilisation » et la campagne dans des stéréotypes très (trop?) appuyés. Enfin, cette remise en question de l’acteur au cinéma est tellement efficace (bourgeois comme paysans), que les thèmes de la tolérance, la différence, l’exploitation, l’opposition des classes, de même que la colonisation, l’exotisme et l’outrance planent tout au long de l’écoute du film jusque dans notre propre interprétation de celui-ci, même après coup. Et c’est d’autant plus admirable que le spectateur est confronté à toute cette philosophie alors que le film semble avoir été créé dans le plus pur plaisir de jouer. Cela demeure immensément rafraîchissant de voir les acteurs professionnels devant cette opportunité rarement rencontrée de jouer des rôles qui les sortent de leur zone habituelle, qui plus est aux côtés de non-professionnels, dans un projet aussi orchestré.
Le jeu physique est également d’une importance cruciale puisqu’il supporte le thème omniprésent du corps. Ainsi Luchini voûté et claudiquant (voix chevrotante), Binoche les bras toujours au ciel (voix de montagnes russes) prennent-ils part à cette histoire où tous cohabitent physiquement, où les villageois passent périodiquement à gué avec les touristes dans leurs bras, quand ils ne crachent pas à leur rencontre ou qu’ils ne s’en nourrissent carrément pas. Enfin, la physicalité revêt une telle importance que c’est la disparition des corps qui donne lieu à l’enquête de départ, enquête qui, ici comme dans P’tit Quinquin, consiste moins en une intrigue de polar qu’en un prétexte pour nous montrer des détectives dépassés et incompétents, qui ont davantage pour rôle de défendre leur communauté que de résoudre une intrigue. Le discours n’est donc pas dans la résolution du mystère (dont on connaît assez rapidement l’issue), ni même dans l’aptitude à « faire »; l’importance, c’est le lien des gens entre eux, comment ils habitent les lieux et leur corps. Par exemple, un inspecteur dont l’obésité morbide entrave les déplacements, qui finit par s’envoler pour servir lui-même de zoom-out final, ça devient une gradation narrative beaucoup plus symbolique et importante qu’une enquête qui piétine.
Ainsi, dans cette histoire de contrastes, un personnage tient sur ses épaules l’équilibre du film, dans une justesse de ton plus que bienvenue. Et étrangement ce n’est pas le personnage-titre : comme dans P’tit Quinquin, le choix du titre fait faussement croire à un portrait, alors que ce n’est pas le personnage qui est central dans ces œuvres, mais plutôt la communauté. Donc, au sein de cette communauté, l’équilibre repose sur le personnage androgyne de Billie, qui prend des allures de personnage romantique, et qui apporte également l’élément du coming of age movie de pair avec le questionnement de l’ambigüité sexuelle, de l’anticonformisme des genres, sur un décor du Nord de la France 1910 (incidemment, cet aspect du coming of age rappelle le contexte du premier amour estival au ton très sexué – et provoquant – de la Bretagne bourgeoise 1920 du Blé en herbe de Colette, quand l’ouverture de l’un se fait sur la pêche aux moules et l’incipit de l’autre, sur la pêche aux crevettes et aux crabes.)
L’importance du personnage de Billie réside dans le fait qu’elle initie Ma Loute au sentiment amoureux. Ces deux personnages sont en quelque sorte le pendant l’un de l’autre (« elle » a un nom et un corps masculin, il a un nom féminin), ils font le pont entre tous les protagonistes; hommes-femmes, adultes-enfants mais aussi estivants-villageois. Mais le personnage de Billie opère plus en profondeur dans le schéma actantiel, du fait qu’il est ambigu, caméléon, mais surtout qu’il est curieux et qu’il s’intéresse à l’Autre. Et c’est précisément cette profondeur émotive qui sauve le film, qui apporte l’élément de confiance (dont la scène la plus représentative est celle du bateau en mer) qui sauve l’action, littéralement. C’est cette bienveillance, l’absence de peur des différences qui va toucher Ma Loute, et qui motivera son geste final de sauver les prisonniers.
Enfin, au sortir de la salle, malgré toutes les démesures, un symbole persiste, comme si Dumont avait habilement su nous prendre dans ses bras avec une trame habilement ficelée, et ce symbole, c’est celui de la traversée : la traversée de l’adolescence; la traversée des sexes; la traversée des milieux et des classes sociales; la traversée littérale des eaux, un leitmotiv aussi ponctuel que la marée; la traversée spirituelle, cette mystérieuse lévitation; la traversée vers l’Autre par amour. La traversée des apparences et des illusions.
Critique publiée le 29 août 2017.