À mon père
L’affiche nous promettait un « thriller documentaire », le carton, de dévoiler l’« histoire derrière le succès », la voix, d’ouvrir « des dossiers confidentiels jamais consultés jusqu’à ce jour ». Le spectateur s’attendait donc à ce qu’on lui révèle, comme l’avait fait Balzac en son temps, « l’envers de l’histoire », enfile les faits frauduleux, accole les actes scandaleux, déterre d’ignominieux secrets et nous fasse sentir quelques parfums corrompus longtemps tus ou jamais avoués (pratiques de contre-espionnage, sanctuaire d’oiseaux saccagé, frayères de poissons anéanties, environnement fluvial bouleversé). Or, il subira plutôt un mignonnet petit documentaire cherchant à lui flatter complaisamment l’ego, un gentillet portrait cherchant plutôt à se mettre au diapason de la fête que commande le 50
e anniversaire de l’événement (qui correspond avec le 150
e de la
Confederation et le 375
e de
Juste pour rire).
Il ne s’agira pas, ici, de critiquer, voire de réduire, le travail de recherche considérable qui a été mené par les artisans de la Ruelle que d’essayer de mettre au jour les rouages de cette mécanique actionnant leur film. Chaque documentaire qui suscite en nous des émotions — admiration, colère, fierté, nostalgie, tristesse — demande à ce qu’on redouble de vigilance afin de débusquer les procédés qui les ont suscitées. Il s’agira, en fait, de comprendre comment ce film qui nous montre comment « construire une équipe pour construire l’Expo 67 » est lui-même construit.
D’abord, il est toujours instructif de rendre tangible le récit dont rend compte — ou que raconte — tout film, même factuel, de jeter une lumière sur l’objet de la quête qu’il met en scène et la dynamique des actants qui s’y débattent, de tracer la ligne axiologique en vertu de laquelle on saura de quel bord est le bien et de quel bord est le mal. Ce documentaire porte sur un projet grandiose dont l’auditoire connaît déjà l’issue : L’Exposition universelle de Montréal. Il ne lui reste plus qu’à voir, non si on arrivera — parce qu’il sait qu’on y est arrivé — mais
comment on y est arrivé.
Dès les premières minutes du film, un bataillon d’ordinateurs (signe, en cette époque
flowerpowerisée, d’un modernisme roboratif), seuls détenteurs d’un savoir irrécusable, nous apprend, après avoir longuement
processé toutes les données sur l’entreprise qui nous attend (coût, temps, effectifs, etc.), que le projet est… « impossible », jugement aussi péremptoire que provocateur qui donnera son titre au film et le branle aux artisans. C’est sur une marche militaire, une narration nerveuse multipliant les chiffres, un montage saccadé, des mouvements secs et de brutaux
zooms in cadrant des bureaux verdâtres ascétiquement découpés que ce jugement tombe. Mais le sérieux sera vite déclassé. Les sages peuvent se tromper. Et nos fous leur donneront tort. Dès le début, Philippe II de Gaspé Beaubien, un des principaux maîtres d’œuvre de l’Expo, nous apprendra que le sous-commissaire général de l’événement, Robert Shaw, cherchait « un Canadien français un peu
fou », ce à quoi fera écho, plus tard, un commentaire échappé par Yves Jasmin, directeur de l’information, de la publicité et des relations publiques (au sujet de son offensive dans
Life Magazine) : « c’était une
folie ». Dès lors, tous ceux qui feront preuve d’un peu de raison, qui exigeront des comptes et qui n’entendront pas à rire se situeront de l’autre côté de la clôture.
Le sémioticien A.-J. Greimas expliquait que l’objet de la quête — mettre sur pied une Expo qui prend normalement dix ans… en moins de quatre — se gonflait de valeur dès lors qu’on multipliait les obstacles et l’entravait d’adversaires. Et ils seront nombreux à joncher ce documentaire. Les premiers dirigeants — Paul Bienvenu et Cecil Carsley — démissionnent du projet, la famille de Philippe II (appelé de toute urgence) tente même de décourager le jeune loup d’en reprendre les rênes, les politiciens critiquent le « gaspillage » de cette « orgie romaine » et se rétractent quand on leur fait connaître le montant attendu, Toronto veut empêcher que l’Expo se tienne à Montréal, Diefenbaker veut explicitement la « détruire », partout on crie que l’événement est « en danger », on rejette avec mépris l’emblème dessiné par Julien Hébert, on ridiculise avec fatuité le nom trouvé par Yves Jasmin… Plus on dira « non », plus on voudra la tenir, cette Expo, et plus le spectateur rira dans sa barbe, parce qu’il sait, lui, qu’on l’a tenue. Chaque entrave viendra bouffir ce projet — déjà démesuré — d’une valeur encore plus « énhaurme ». Et chaque fois que nos vaillants croisés terrasseront l’impie souhaitant que la « Terre des Hommes » se craquelle, un frisson de fierté nous parcourra les rotules. Il n’y a pas jusqu’au Colonel Churchill, directeur de l’aménagement, qui, victime d’une jolie crise cardiaque au mitan des constructions, continuera de mener les opérations d’une main de fer depuis le lit d’hôpital où il se rétablit.
Pour atteindre ce but — dont les opposants, toujours de plus en plus gros, de plus en plus condescendants, de plus en plus improbables, seront contournés ou battus en brèche —, il faudra aussi des adjuvants qui sauront faire preuve d’une rare efficacité et d’une féroce sagacité. « Il était très important pour nous de
tenir front [à] Ottawa » (dira Jasmin), de vaincre la «
résistance des canadiens-anglais », de persuader les « sceptiques »
a mari usque ad mare. Voyez comment le maire Drapeau (à coup de «
sergio leone’s close-up » sur sa noire monture) s’envolera à Ottawa pour
convaincre Diefenbaker — en moins d’une heure (parce que le temps presse !) — de ne pas abandonner l’Expo. Voyez comment Pierre Dupuy (organisateur en chef de l’événement) fera le tour du monde afin de
convaincre non moins de trente pays de venir à Montréal. Voyez comment Philippe II (directeur de l’exploitation) enchaînera les discours enfiévrés dans les innombrables Chambres de commerce des États-Unis qu’il parcourra afin de
convaincre les « Américains que les Canadiens ne sont pas si plates que ça » (Plus on est de fous…). Le tout, comme pour joindre l’exemple à l’explication, sur une musique jazzy et un montage syncopé de trois minutes. Il faut faire vite ! Et toute cette quête pour quoi ? Non pour satisfaire quelques bas instincts ou assouvir quelque vil désir, mais pour nous mettre, nous, « sur la mappe ». L’entreprise menée par ces infatigables globe-trotters, toute nimbée d’altruisme, ne peut que nous toucher davantage.
À la tête de ceux-ci, Philippe II, donc, un homme attachant et inspirant qui, presque nonagénaire, nous donne l’impression de sortir de l’ombre dans laquelle il s’est modestement tenu au frais pendant cinquante ans. On se prend d’emblée d’affection pour ce vieillard lumineux dans l’iris duquel rayonne d’ailleurs le sigle de l’Expo, cet homme déférent qui inspire le calme, qui dégage une assurance olympienne, qui portera fièrement nos aspirations jusqu’au bout et qui, ce faisant, suscitera toute l’admiration du monde. « Amour », « Calme », « Assurance », « Fierté », « Admiration » sont quelques-unes des passions qu’a recensées et expliquées Aristote dans sa
Rhétorique, quelque 300 ans avant notre ère. Il est intéressant de voir comment le Stagirite forge les outils qui nous permettront de comprendre comment cet homme peut — au-delà de ses accomplissements — susciter autant d’émotions, preuve s’il en est des regards remplis de larmes, des sourires attendrissants et des pluies d’applaudissements dont on le couvrira lors de son passage à
Tout le monde en parle.
Amour :
On aime, dit Aristote, « ceux qui ont les mêmes désirs que nous » (faire l’Expo à Montréal), « ceux qui nous ont fait du bien » (il a fait l’Expo à Montréal), les « généreux », les « braves », les hommes « justes » et « tempérants » qui « vivent de leur travail » et « jouissent d’une bonne réputation », « ceux qui sont soigneux dans leur personne » (onctueuse chevelure blanche, moustache finement ciselée, veston bleu marine, foulard de soie jaune), « ceux qui nous découvrent leurs côtés faibles » (il n’avait pas d’expérience, confie-t-il, quand il a accepté le poste), « ceux qui stimulent notre ambition », enfin.
Calme : Si « l’on s’irrite contre ceux qui nous méprisent », on demeurera calme « à l’égard de ceux qui nous ont rendu de plus grands services » (Philippe II est un philanthrope) et « à l’égard de ceux qui ne sont pas insolents, ni railleurs » (loin d’être rempli de ressentiment et d’animosité envers ceux qui lui ont mis des bâtons dans les roues — sentiments qui auraient suscité la colère —, Philippe II, bon joueur et tout sourire, vantera l’importance des Canadiens anglais dans cette entreprise).
Assurance :
L’homme qui manifeste de l’assurance est le « contraire de l’homme timoré » (Philippe II a du panache). On possède de l’assurance quand « ceux qui ont de la puissance sont nos amis » (voir l’« armée » constituée par le Col. Churchill) et quand nous sommes convaincus de « la supériorité de nos finances, de nos corps de troupe, de nos amis, de notre pays et de notre organisation militaire » (Philippe II, issu d’une des familles les plus riches du Québec, fait aussi partie d’une 13
e génération d’influents hommes d’affaires). Il ne pouvait pas ne pas réussir.
Admiration :
On admire ceux qui possèdent « le courage, la sagesse, la fonction publique […] de même les chefs d’armée, les orateurs » (Philippe II, homme qui avait manifestement du bagout et beaucoup de faconde, était à la tête de 10,000 hommes à qui il a su parler et qui lui ont obéi), « ceux dont l’éloge et les louanges sont célébrés » (c’est le rôle qu’a joué la première à la Place-des-Arts et la célébration dominicale plus haut mentionnée).
Fierté :
On est fier, nous permet enfin de déduire Aristote quand il expose longuement ce qui provoque de la honte (la passion contraire), de ceux qui posent de belles actions, qui surmontent les obstacles, qui résolvent les problèmes, qui relèvent des défis, et ce, sans s’être jamais être découragés ni « prendre la fuite » (tout le film court vers cette conclusion).
En somme, ni haine, ni colère, ni honte, ni envie, ni indignation (passions contraires aussi définies par le philosophe) ne sont suscitées dans ce documentaire qui nous promettait néanmoins de nous montrer ce projet tel que nous ne l’avions « jamais vu ».
Après nous avoir montré ces gens — avec qui on ne pouvait pas ne pas sympathiser — peiner pour nous, pour prouver à la face du monde, non qu’ils étaient les meilleurs, mais que
nous étions les meilleurs, nous avons droit au stress qu’occasionne l’arrivée du Jour J. C’est le compte à rebours (comme quand on doit désamorcer une bombe dans les films hollywoodiens). Recevrons-nous l’ultime sanction ? Les visiteurs viendront-ils ? L’excitation est insoutenable. 5, 4, 3, 2, 1, 0. Les portes s’ouvrent. La cohue afflue. Les larmes coulent. La guitare s’émeut. Les travelings latéraux, à coup de
fish eyes tentant d’embrasser l’imprenable, parcourent les artères, constatent le succès. Bref, la réussite ! Magique.
Car de magie, il est question, du moins dans le sous-texte de ce documentaire. Au moment où on filme l’immense trou que représente le site, un autre trou, moins visible celui-là, se creuse dans le montage dont on s’est pourtant plu à nous rendre palpables le travail (on voit le monteur à sa table, les boîtiers contenant les archives, la perforation des pellicules) et qui, ce faisant, semble cacher le travail qui a dû être fait pour le combler. Car où sont ceux qui ont véritablement
fait l’Expo ? Où sont les ouvriers ? Où sont les architectes, les ingénieurs, les grutiers, les camionneurs, les forgerons, les soudeurs, les maçons, les briqueteurs, les couvreurs, les électriciens, les plombiers, les menuisiers, les charpentiers, les ébénistes, les peintres, les mécaniciens, les frigoristes, les calorifugeurs, les paysagistes… ? Alors qu’on nous montre en long et en large l’aval de l’entreprise, moins d’une minute est consacrée à ces milliers d’hommes qui ont respiré la sciure et la poussière, enfoncé leurs pieds dans la bouette, grimpé dans des échafaudages vertigineux, travaillé inlassablement sous les vents glaciaux soufflant sur le fleuve pendant l’hiver et le soleil brûlant qui plombait sur eux l’été.
Pour mener à bien cette « mission impossible », nous dira la narratrice, on « embauche massivement ». Or, une image nous montre une dizaine de notables qui, grâce à un raccord dans l’axe, augmentera en un claquement leur nombre à quinze. Sont-ce ces quinze-là qui, « embauchés massivement », on fait l’Expo ? Pourtant, « Terre des hommes » s’inspirait d’un roman de St-Ex célébrant « l’amitié, l’entraide, les valeurs humanistes ». On vante les « deux générations d’employés » (les jeunes et les vieux) qui évoluèrent au sein de l’Expo, on salue le mariage difficile des deux solitudes (Canadiens anglais et français) qui lui ont donné le branle, mais on n’évoque jamais les deux classes sociales (les notables et les ouvriers) qui lui ont réellement donné corps. Quand on voit les tracteurs et autres camions-bennes, c’est quand ils sont conduits par Messieurs les Ministres — Lester B. Pearson et Jean Lesage —, coiffé de leur
casse de construction complétant leurs trois-pièces et rendant superfétatoire leurs souliers vernis, comme s’ils condescendaient, avec le sourire, à faire ce qu’ont fait ceux dont on enterre le boulot. « On a eu quelque chose d’extraordinaire avec des gens b’en ordinaires », conclut Philippe II, mais de ceux-là, point de traces.
Comme sur le site de la maison de production, on ne donne voix qu’à ces têtes d’affiche dont les commentaires, remplis de vacuité, n’en parviennent pas moins à convaincre. Qu’un vulgaire quidam, qu’un simple badaud, qu’un spectateur anonyme s’exclame c’« est l’un des films qui m’a le plus frappé de ma vie », c’est « un documentaire extraordinaire », ce « documentaire sur Expo 67 est un pur chef-d’œuvre », personne ne lui accordera d’attention. Mais que ces insignifiances soient lancées par des Serge Postigo, des Guy A. Lepage ou des Gilbert Rozon, chacun y verra là le gage d’une qualité et la preuve d’une réussite. Malgré le lieu depuis lequel elles entendent parler, les productions de la Ruelle semblent plutôt mettre en valeur ceux qui se pavanent en habit de velours dans les élégantes vitrines sises sur les boulevards de la grande réussite sociale.
Le documentaire de Michel Barbeau en dit beaucoup sur l’amont, beaucoup sur les coulisses, mais très peu sur la scène et encore moins sur l’aval. Qui a construit les pavillons ? D’où venaient les matériaux ? Les architectes de tous les pays sont-ils venus surveiller la marche des opérations ? Où créchaient-ils ? Quel a été le salaire des ouvriers ? Des organisateurs ? Où est passé cet héritage ? Pourquoi avoir tout démantelé ? Où sont les images du saccage ? Où ont été jetés les matériaux ? Vaut mieux laisser la réponse à ces questions dans les archives, ça risquerait de salir le portrait et de dégonfler la balloune. Voilà pourquoi, sans doute, le film se termine sur un fabuleux coucher de soleil, des drapeaux qui flottent à l’unisson et des pétards qui éclatent en mille couleurs dans la nuit pour faire rêver les ti-z-enfants. L’héritage ? Deux îles. L’une sur laquelle il reste un parc d’attractions remplissant les poches de ceux qui sont à côté et un Casino remplissant les poches de ceux qui sont au-dessus.
Au-delà de son aspect historique, voire documentarisant, il appert que ce film se veut porteur d’espoir. Il veut que ces hommes — et que ces femmes — qui ont fait Expo 67 deviennent des modèles pour les jeunes. Or, puisqu’on les a vu réussir, qu’on a vécu par procuration leur réussite, aucun sentiment d’incomplétude ne nous habite, lequel aurait pu donner le branle à quelque monumental projet. Nous sommes repus, non affamés. Au reste, cette imagerie du « canayen français né pour un p’tit pain » (expression à laquelle répondraient sans doute nos notables par un « je ne mange pas de ce pain-là, moi ») vers laquelle tend tout le documentaire et qu’il s’époumone à démentir, est bien d’une autre époque et s’adresse à bien d’autres gens que ceux peuplant cette nouvelle génération n’ayant cure de se mettre les pieds dans le pétrin.
Non, si ce documentaire doit servir d’exemple, c’est surtout auprès des responsables de la voirie municipale, lesquels devraient comprendre que si une armée de vaillants ouvriers (anonymes) a pu construire plus de 70 pavillons, ériger des restaurants, monter des scènes, installer des toilettes et des téléphones, paver des routes, poser des rails, creuser un métro, et tout ça en moins de trois ans (alors qu’on leur en donnait dix), les rues de Montréal pourraient être réfectionnées et débarrassées de leurs insupportables cônes orange en moins d’une foutue fin de semaine. Que les notables prennent leur trou et que les ouvriers en sortent !
Un jour, un jour… comme le répète la chanson, on fera sans doute remonter à la surface les dessous de l’histoire et on invitera sous les projecteurs ceux qui ont vraiment
fait Expo 67.