Troisième couche. Le film
Cézanne et moi nous offre — au-delà de son
biopic infidèle, au-delà de son adaptation édulcorée — ce qui s’apparente à une
mise en abyme. Mentionnons d’emblée que Lucien Dällenbach offre la définition la plus claire et la plus complète de ce procédé dans son ouvrage
Le récit spéculaire : essai sur la mise en abyme (1977) : « est mise en abyme tout miroir interne [ou toute œuvre emboîtée] réfléchissant [un aspect] du récit [ou de l’œuvre emboîtante] par réduplication simple, [infinie] ou [aporétique] » (p. 52). Il va sans dire que
L’œuvre de Zola et que les multiples œuvres de Cézanne sont autant d’œuvres (littéraires et picturales) dans l’œuvre (cinématographique) qui réfléchissent — c’est-à-dire redouble, imite, résume, rappelle, annonce… — des moments du film lui-même. Mais au-delà de ces mises en abyme « simples », s’en décèle une autre, non recensée par le théoricien, et qui nous donnerait à réfléchir : la mise en abyme (contre-)prédicative.
Il y aurait mise en abyme prédicative chaque fois que ce que l’on dit de l’œuvre emboîtée — positivement valorisée — peut être dit de l’œuvre emboîtante ou chaque fois que ce que l’on dit de l’œuvre emboîtée —
négativement valorisée —
ne peut pas être dit de l’œuvre emboîtante. Du coup, nous pourrions même parler de mise en abyme contre-prédicative chaque fois que ce l’on dit de l’œuvre emboîtée — négativement valorisée — peut être dit de l’œuvre emboîtante ou chaque fois que ce que l’on dit de l’œuvre emboîtée —
positivement valorisée —
ne peut pas être dit de l’œuvre emboîtante. Il suffirait, en somme, de porter attention aux discours que tiennent les artistes mis en scène dans le film sur les œuvres qu’ils créent, de voir si ce qu’ils disent s’apparente à la critique ou à la louange et de voir, enfin, si ces propos peuvent être appliqués au film lui-même afin de le critiquer ou de le louanger en regard des critères qu’il met lui-même «
en abyme » (c’est-à-dire, en son centre). Mais tentons d’abord de suivre le parcours parallèle des deux artistes afin de voir ce qui les rassemble et ce qui les distingue.
Nul ne saurait le contredire, Cézanne et Zola furent deux bourreaux de travail. Tous deux ont laissé derrière eux une œuvre colossale. Tous deux ont, en leur temps, choqué les bien-pensants. Le doute — a l’a vu — les a tous deux taraudés jusqu’à la mort. Qu’est-ce qui a bien pu séparer ces deux artistes que tout liait ? Le succès de l’un et les refus de l’autre ? La richesse de l’un et la pauvreté de l’autre ? La reconnaissance (contemporaine) de l’un, et l’ignorance (ou la reconnaissance posthume) de l’autre ? En somme, la question que l’on pose : vaut-il mieux produire une œuvre imparfaite et en vivre ou se refuser à présenter des œuvres que l’on devine encore trop loin de l’idéal que l’on entrevoit et en mourir ? Qu’est-ce que réussir une œuvre ? Qu’est-ce que réussir dans la vie ? Le spectateur semble devoir choisir : Cézanne ou Zola. Aurait-il voulu être un artiste absolutiste qui préféra crever de faim — ou pire, mendier — plutôt que de livrer en pâture au public une œuvre qu’il juge incomplète ? Aurait-il voulu être un écrivain sensé qui imprimera, annuellement, les pages d’une fresque imparfaite qu’on s’arrachera goulûment ?
On a vu que le doute traversait la correspondance et les œuvres des deux artistes, doute qui a miné Cézanne et que Zola a dompté. Celui-ci écrira toutefois très tôt à celui-là : « D’ailleurs, j’aime ce peu de confiance en soi. Vois Chaillan, il trouve tout ce qu’il fait excellent ; c’est qu’il n’a pas en tête un mieux, un idéal qu’il tâche d’atteindre. Aussi ne s’élèvera-t-il jamais, parce qu’il se croit déjà élevé, parce qu’il est content de lui. » (fin juillet 1860) Et Zola lui-même affirmait très jeune être dans le doute — « Je sais bien que je patauge encore, que je ne suis pas mûr, que je cherche ma voie
. » (1
er août 1860) — doute qui rongera Cézanne jusqu’au soir de sa vie (voire sa lettre du 24 septembre 1879) : « Je m’ingénie toujours à trouver ma voie picturale. La nature m’offre les plus grandes difficultés. »
Dans le film, Cézanne semble à ce point rongé par les doutes, qu’il se refuse à présenter ses œuvres et se complaît même à se voir refusé aux Salons. Zola le lui crie : « Tu ramènes tout à toi. Tu es le plus refusé des refusés. » Il le confrontera aussi à ses contradictions : « Plus les portes se ferment, plus tu rêves de les fracasser. » Puis, après lui avoir avoué que, lui aussi, il doute, qu’il « se lève la nuit pour changer une virgule », il laisse piteusement tomber : « Je suis stérile. Je ne saurais plus écrire
Nana. Je suis vulgaire, obscène. Je me répète. J’écris pour vendre. » Aussi l’écrivain semble-t-il — et contrairement au peintre de son
Œuvre qui s’est pendu parce qu’il refusait de « peindre une œuvre pâlichonne » — accepter de faire du fric, au risque de publier des œuvres imparfaites. Cézanne, habillé de haillons, s’empiffrant des fruits confits qui débordent du plat de cristal que lui tend Zola qui s’exclamera « Moi aussi j’ai crevé de faim ! », lui rapportera ce que son père lu a dit : « Lui, au moins il est arrivé. » Il renchérira, contemplant sa « belle maison » : « Tu as toujours su ce que tu voulais ». Plus tard, il confessera, à son sujet : « J’avais l’impression de rendre visite à un ministre. »
Bref, le fric aurait-il été ce qui aurait réellement « brouillé » les deux amis ? La morale du Zola vieillissant, revenu de ses illusions de jeunesse, doit-elle se comprendre sous la forme d’une antimétabole célèbre : « Il faut écrire pour vivre, non vivre pour écrire. »
Il est intéressant, une fois ceci établi, de relire les premières lettres échangées par les deux hommes, alors tout jeunes. Trois préceptes se dégageaient, très tôt, des lettres de Zola à Cézanne :
1 ° Comme l’écrivait Proudhon :« Toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l’art. » (Philosophie du progrès, 1853)« Chaque chose a [sa poésie], le fumier comme les fleurs. » (25 mars 1860) « Avec un rayon de lumière, tous [l]es personnages [de Rembrandt], même les plus laids, deviennent poétiques. » (16 avril 1860)
2 ° Éviter la peinture de commerce et de commande. « Les commerçants, ceux qui peignent le matin pour le pain du soir, ceux-là rampent misérablement. […] L’art est plus sublime que cela. » (16 avril 1860) « Je ne veux pas que l’on fasse une œuvre en vue de la vendre, mais une fois faite, je veux qu’on la vende. » (1er août 1860).
3 ° Préséance du fond sur la forme. « Je n’ai que faire de la forme si la pensée n’existe pas », il faut « mettre l’idée avant elle ». « Ce sont deux éléments qui s’annulent séparés, et qui réunis font un tout grandiose ». « Ne considère pas que la forme parce que la forme seule, c’est la peinture de commerce ; considère l’idée, fais de beaux rêves ; la forme viendra avec le travail et tout ce que tu feras sera beau, sera grand. » (26 avril 1860)
Maintenant, peut-on soutenir que ce sont là des préceptes que la réalisatrice a elle-même appliqués à son film ? On peut en douter. Le film de Thompson peut difficilement être louangé en regard des qualités qu’on applique aux œuvres d’art qu’il contient. Il peut, en revanche, être critiqué en regard des critiques qu’il recèle. Elle se refuse à peindre le laid et à lui donner une poésie (pour preuve, par exemple, les « orgies romaines » qu’elle tait ou le peu de cas qu’elle fait des aventures extra-conjugales de Zola). Ensuite, elle réalise un film grand public sur deux artistes qui ont justement eu maille à partir avec lui ; en cela, elle réalise un film « de commerce », condamné par le personnage qu’elle prend pour sujet. Enfin, en filmant comme Cézanne a peint, en reléguant au second plan la question essentielle du film qui repose sur la validité d’une œuvre d’art, elle se trouve à privilégier la forme au fond, qu’aurait, une fois de plus, condamné Zola.
Et puis, le doute, mis en scène dans ce film, semble exempt du film lui-même, qui dénote une assurance presque gênante, comme si « déjà élevé[e] », la réalisatrice était « content[e] d[’elle] ». À Cézanne qui semble découragé de connaître un jour le succès (lire : la reconnaissance), Zola soupire : « Un jour tu verras… ou non… peut-être tu ne verras pas. » Le spectateur esquissera alors un petit soupir de satisfaction. Car, lui, il sait ! Alors en supériorité cognitive, et sur Zola (dont il mesure, plus que lui, la portée prémonitoire du commentaire anodin), et sur Cézanne (qui ne se doute pas que ses œuvres s’arracheront un jour, à fort prix), il digère avec assurance le savoir qui ronge nos artistes. En bref,
Cézanne et moi demeure un exemple de mise en abyme contre-prédicative que l’on peut critiquer en regard des critiques même qu’il contient.