La mort d’une prostituée africaine dans les bas quartiers liégeois. Une enquête acharnée menée par une jeune clinicienne idéaliste. Une progression narrative lacée d’un obsédant crescendo dramatique. Les Dardenne possèdent ici tous les ingrédients d’un clinquant drame policier, à part bien sûr le clinquant lui-même. Évitant comme toujours les pièges du misérabilisme et du manichéisme, mais surtout de la superficialité psychologique, ils nous en livrent plutôt une variante véritablement humaine, libre de pistolets chromés, de péripéties incongrues ou de vilenie pure, une sorte de giallo moral délié de sa fonction purement spectaculaire. Nous découvrons ainsi les quartiers pauvres de la Wallonie non pas comme un marécage de perdition, mais comme le berceau d’une vibrante âme prolétaire, une âme torturée mais éminemment tangible et libre des stéréotypes qui trop souvent la subordonnent à l’ennuyeuse autosuffisance bourgeoise.
Consécration précoce de l’expertise technique et scénaristique des réalisateurs, la scène d’ouverture introduit les nombreux leitmotivs de l’œuvre comme autant de fils dorés destinés à la toile narrative. La jeune Dre Jenny Davin y émerge du noir le stéthoscope à la main, auscultant un vieil homme bronchitique dans la clinique communautaire qu’elle a héritée d’un médecin retraité. Filmée en plan serré, incontournable marque de commerce dardennienne, on la voit partager son attention entre le torse dénudé du malade et un stagiaire maussade nommé Julien, qu’elle s’efforce de former dans la plus pure rigide rectitude médicale. On découvre alors simultanément la sollicitude qu’elle entretient à l’égard de ses patients et son inflexible professionnalisme, fruits d’un humanisme qu’on verra vite se muer en véritable altruisme.
Puis retentit l’écho lancinant de la sonnette d’entrée, incarnation prochaine d’une funeste rencontre manquée. Après sa journée de travail, on verra Jenny réprimander Julien dans un bureau encombré de paperasse, ignorant dans son zèle didactique la sonnerie annonçant l’arrivée d’un patient retardataire. Refusant sciemment d’accueillir cette personne indésirable dans sa clinique, cette personne qui selon elle méprise la fatigue des médecins, elle signera malheureusement son arrêt de mort. Le mystérieux inquisiteur se révélera en effet être une jeune prostituée africaine en quête de refuge après avoir été prise en chasse par un client abusif. Retrouvée morte et sans papiers sur les rives de la Meuse au lever du soleil, elle deviendra l’obsession du Dre Davin, qui remuera ciel et terre afin de retrouver son nom, et ainsi lui offrir une sépulture décente.
Mu par une performance entière et touchante de l’incroyable
Adèle Haenel, dont l’apparent flegme n’est que déformation professionnelle, vulnérable d’ailleurs au pouvoir transcendantal de la culpabilité,
La fille inconnue constitue l’un des rares films d’enquête jamais produits qui soit compatible avec notre idéal social de réhabilitation. Il n’est jamais question de punir les coupables ici, ni même de les traquer, mais bien d’honorer la mémoire du personnage titulaire. Contrairement à l’éthique hollywoodienne, la victoire du bien ne se concrétise donc pas par la destruction du mal, la nature humaine éludant dans sa complexité les catégories grossières réservées aux archétypes cinématographiques. Ce n’est pas non plus la simple bonté ou la simple méchanceté qui motivent les personnages, mais de véritables sentiments humains : la culpabilité, le sens du devoir, la compassion, la honte et la piété filiale, lesquels contribuent à la fois à construire une diégèse profondément réaliste et à mousser l’intérêt d’une enquête dont le développement est intimement lié à la progression émotive des personnages.
C’est avec fascination que nous observons chacune des péripéties du vaillant docteur, qui suit avec acharnement la trace de la jeune fille décédée, écartelée entre des devoirs médicaux et un ardent désir de savoir qu’elle parvient heureusement à réconcilier lors de ses nombreuses visites à domicile. Armée des plus récents appareils de communication, tableau de bord à activation vocale et téléphone intelligent, elle devient alors un inspirant zélote hippocratique, guérisseuse des corps indisposés par le déni et des âmes embouteillées au purgatoire. Posant les doigts sur les tempes d’un jeune patient au ventre de bois après lui avoir montré une photo de la défunte prostituée, elle réalise que son cœur s’est emballé et qu’il possède donc une parcelle de vérité. Le forçant à confesser, elle parvient non seulement à guérir son estomac ulcéré par la culpabilité, mais aussi sa à étancher propre soif de vérité. C’est d’ailleurs grâce à ce jeune homme qu’elle parviendra à remonter la filière jusqu’à la fille inconnue, butinant les indices dans les entrailles de la ville, sous le béton des ponts ou le long des berges encombrées, dans les cybercafés de la rue Ste-Marguerite ou les maisons de retraite de la Flémalle-Grande, menant l’enquête à la manière d’un infatigable Poirot prolétaire.
Alternant organiquement entre son rôle de clinicienne et son rôle de détective, Jenny se révèle bientôt comme la quintessence du héros dardennien, championne de l’altruisme érigée en boussole morale d’une société sans repères, héroïne d’un quasi-métarécit qui, par l’évocation d’une moralité humaine supérieure, transcende la nature épisodique et individuelle de sa biographie. Malheureusement, la bonté et l’abnégation exemplaires de la protagoniste desservent le réalisme de l’œuvre, enlisant quelque peu son lumineux propos dans une marée de bons sentiments. Parvenant non seulement à retrouver le nom élusif de la fameuse fille inconnue, mais aussi à faciliter le deuil de sa sœur, à obtenir la confession de son meurtrier et à sauver la carrière médicale de Julien, elle transcende complètement la figure de l’enquêteur amateur, aspirant presque à la sainteté. Et même si son champ d’action demeure adéquatement limité, la perfection apparente de son caractère frise la caricature stalonnienne.
En somme, la crise du réalisme qui affecte ici le cinéma des frères Dardenne ne tient qu’à leur seul idéalisme. Ainsi, devant la volatilité de leur caméra et le naturalisme de leurs acteurs, force est de constater que ce n’est finalement que la beauté exacerbée des sentiments véhiculés qui détonne avec l’allure vraisemblable de leur diégèse. En effet, il semble que ce soit moins une humanité réelle qu’une humanité idéalisée que leur film s’efforce de représenter, évoquant un modèle d’empathie et de compassion presque surhumain, un modèle qui malgré sa naïveté demeurera éternellement louable. Vous pardonnerez donc ce vieux romantique s’il préfère cette année s’abreuver du sirop de l’érable dardennien plutôt que celui de la vigne chazelliene, privilégiant les prosaïques prouesses chevaleresques du présent film aux édulcorants artificiels prescrits par le tout Hollywood.