DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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They Live (1988)
John Carpenter

La révélation dans les bas-fonds

Par Philippe St-Germain
Dans un paradoxe qui caractérise assez bien cet objet cinématographique – ou cet ovni, pour coller au plus près de son arrière-fond d’invasion extraterrestre – qu’est They Live, voilà un « petit » film qui porte sur des thèmes ambitieux (l’idéologie, le capitalisme, les marges) souvent réservés aux œuvres en forme de thèses. En investiguant ces thèmes avec insistance sans pour autant accumuler les démonstrations érudites, They Live propose une réflexion soutenue qui ne boude jamais le plaisir des spectateurs. Le romancier Jonathan Lethem a d’ailleurs pu dire – en tant qu’admirateur du film, spécifions-le d’emblée – qu’il s’agissait du film le plus stupide, mais aussi le plus divertissant, à porter explicitement sur l’idéologie et son emprise sur les esprits.

Si They Live est moins immédiatement impressionnant que d’autres grands crus (Halloween, The Thing, etc.) de son scénariste, réalisateur et co-compositeur sur le plan technique, il comporte toutefois deux morceaux de bravoure qui comptent parmi les meilleurs moments de tout son cinéma. Ces deux scènes volontiers excessives parviennent à la fois à plonger au cœur des thèmes du film (elles en sont deux microcosmes) et à célébrer les plaisirs viscéraux de la série-B la plus assumée.
 
Pendant le premier fait saillant, le héros porte les célèbres lunettes fumées pour la première fois et commence à déchiffrer les signes d’un monde qu’il avait ignoré jusque-là ; un monde en puissance, pour reprendre la définition ancienne du virtuel. On découvre alors avec lui les commandements les plus mémorables du film (obey, stay asleep, marry and reproduce, watch TV, etc.), en noir sur fond blanc. They Live est de son temps et de son pays, fruit des années Reagan contre lesquelles il se rebelle avec force[1]. Il s’amuse à retourner comme un gant les stratégies de la publicité et du capitalisme, à montrer ce qui se terre dans leurs interstices – des ombres et des reflets, mais aussi des laissés pour compte qui réussiront ultimement à déjouer l’élite formée par les extraterrestres et les humains fortunés à leur solde.
 
La vision-révélation du héros de They Live plonge aussi dans le passé de l’histoire de la littérature (Carpenter adapte ici une nouvelle de 1963 intitulée « Eight O’Clock in the Morning », de Ray Nelson) et du cinéma en renvoyant à un motif omniprésent dans la culture populaire : un héros inattendu – et parfois sans nom, comme c’est le cas du « Nada » de They Live, joué par le lutteur Roddy Piper, un « non acteur » qui a cependant l’habitude des prouesses physiques – découvre soudainement que ce qu’il croyait sûr et certain est bien fragile et menace de s’écrouler à tout moment (dans cette optique, They Live est sans doute le film de Carpenter le plus proche de l’univers paranoïaque-critique de Philip K. Dick). Mais on peut reculer encore davantage dans le temps, car ce motif n’est pas si éloigné d’expériences de pensée marquantes dans l’histoire de la philosophie évoquant un monde double ou des perceptions sensibles trompeuses ; mentionnons, entre autres fables classiques, l’allégorie de la caverne de Platon (Nada et le groupe de militants dont il rejoint les rangs ne sont-ils pas des prisonniers délivrés qui cherchent à libérer les autres?), le malin génie de Descartes et les cerveaux dans une cuve de Putnam. Et si on a régulièrement rapproché They Live du marxisme, certains philosophes contemporains y ont également vu une œuvre-phare : c’est l’un des films-fétiches du penseur slovène Slavoj Zizek, qui s’est beaucoup intéressé à la présence (et à la critique) de l’idéologie que l’on y trouve ; plus encore, à la lutte contre l’idéologie, qui se déploie sur le double plan individuel et collectif.
 
Cette révélation initiale par les lunettes, devancée par une première demi-heure riche en observations sur les marginaux de la société américaine, est présentée avec une insistance qui frôle l’entêtement. En effet, le héros enlève et remet ses lunettes plusieurs fois en quelques minutes à peine, multipliant les doubles visions pendant lesquelles le montage fait systématiquement alterner des plans en couleurs (le monde apparent) et des plans en noir et blanc (le monde caché). Cette imagerie épurée, simple même, pourrait être considéré comme le pendant visuel du langage musical de Carpenter, bien en évidence dans le film (avec, cette fois, de forts accents de blues).
 
Mais They Live n’est pas qu’épuration et élégance des formes : le charme de l’art carpenterien réside entre autre dans la rencontre du simple et du complexe, du subtil et du bourru. On le constate dans l’autre morceau de bravoure du film : la bagarre livrée par le héros à son tout récent meilleur ami (Keith David). Il ne souhaite que le convaincre de porter les lunettes afin qu’il découvre la vérité à son tour, mais son ami – qui a pourtant toutes les raisons de lui faire confiance – ne veut rien entendre pendant les six longues minutes d’un combat violent et dérisoire. Si la scène risque fort de confondre les néophytes, elle demeure jouissive tant pour le sous-texte philosophique (on sait que, dans l’allégorie de la caverne de Platon, les prisonniers délivrés ont beaucoup de difficulté à convaincre les autres de se libérer à leur tour) et politique (la peur de l’inconnu est le principal adversaire du combat contre l’idéologie – on doit forcer les gens à être libres, dirait Rousseau) que pour le plaisir de voir un lutteur professionnel se livrer à ce qu’il fait de mieux… sans que sa chemise ne sorte une seule fois de ses pantalons, tel un superhéros de comic book.
 
Ces deux scènes montrent bien que, derrière sa modestie de surface, They Live manifeste une générosité proliférante qui est l’une des marques de commerce du cinéma de Carpenter ; elle explique peut-être en partie la remarquable trajectoire du film et de son imagerie depuis sa parution en 1988, des signes Obey ornant moult produits dérivés jusqu’à l’affiche HOPE de Shepard Fairey, pendant la campagne électorale américaine de 2008.
 
Notons enfin que le dernier segment de l’interminable bagarre se déroule dans un décor rempli de poubelles, accréditant la description de They Live en tant que « film about cheapo revelation » (Lethem), trashy au propre comme au figuré. Comme Philip K. Dick dans plusieurs de ses œuvres (dont le très tardif Valis), Carpenter suggère que la vérité – ontologique, économique, politique – se trouve parfois dans les endroits les plus « bas », ou les plus méprisés par la soi-disant élite ; et que, s’il doit y avoir une révélation-révolution, elle sera forcément initiée dans les bas-fonds.



[1] Dans un article de 2013 au titre hautement significatif (« John Carpenter: ‘They Live’ was about ‘giving the finger to Reagan’ ») qui préfigure le geste final de Nada, Carpenter a dit à la journaliste Noelene Clark : « I began watching TV again. I quickly realized that everything we see is designed to sell us something... It's all about wanting us to buy something. The only thing they want to do is take our money. »
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Critique publiée le 15 décembre 2016.