DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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King Dave (2016)
Podz

King Podz

Par Sylvain Lavallée
Paraît-il qu’il n’y avait qu’un seul moyen de transposer à l’écran la pièce de théâtre King Dave : par un plan-séquence qui accompagnerait le flot verbal du personnage principal, ce David qui, ça n’a rien d’un spoiler, n’est pas vraiment un king. Mais sur quoi repose cette idée de mise en scène, pratiquement une nécessité s’il faut en croire l’équipe du film ? Écrit et joué par Alexandre Goyette, seul sur scène, interprétant tous les personnages, le monologue de King Dave se conçoit comme une performance dont l’aspect public est souligné par les nombreuses adresses directes aux spectateurs, c’est-à-dire que David ne rumine pas sur son aventure, seul avec lui-même, comme dans un monologue intérieur littéraire, il se met plutôt en scène pour se raconter. Et c’est cette performance qui serait le sujet même du texte, Goyette reprenant ainsi l’un des grands thèmes du théâtre, maintes fois abordés aussi au cinéma, ce masque que nous portons en société ou ce rôle que nous jouons pour les autres, en l’inscrivant dans un contexte contemporain de gangs de rue, d’intimidation et de violence, David nous racontant essentiellement comment il s’est enfoncé dans un rôle, dans un stéréotype de juvénile délinquant, de brute machiste épaisse. Un rôle qu’il a adopté pour échapper à la peur qui le rongeait, et qu’il a continué de jouer même si de toute évidence il le jouait très mal, même s’il était conscient qu’il aurait dû en essayer un autre, trop empêtré qu’il était dans cette image, incapable d’oser en imaginer une autre.
 
Pour adapter à l’écran la performance virtuose de Goyette, qui servait probablement, sur scène, de commentaire sur celle de son personnage, il semblerait donc qu’il fallait un autre type de performance, tout autant virtuose, celle d’un immense plan-séquence. Ce que le film accompagne, ce n’est donc pas l’intériorité de David, les pensées qu’il cache aux autres, mais bien sa performance publique, la manière qu’il aimerait se projeter aux yeux des autres (d’où par exemple ses blessures au visage qui disparaissent, pour réapparaître un instant comme une sorte de retour du refoulé). Mais alors, ce que le film accompagne, c’est précisément ce à quoi David essaie d’échapper, ce à quoi, en théorie, à la fin, il a bel et bien échappé, le plan-séquence se terminant d’ailleurs, en toute logique, quand David accepte d’affronter le monde en laissant son rôle derrière lui. Autrement dit, au cinéma, David est moins prisonnier d’un rôle qu’il s’est créé lui-même que d’un plan-séquence le conduisant d’un point à l’autre comme si son existence suivait ces rails de métro sur lesquelles le film revient souvent, un déterminisme technique qui fait en sorte que ni les mauvaises décisions de David, ni sa rédemption en épilogue ne lui appartiennent vraiment.
 
Il n’y a là rien de bien surprenant, les films de Podz (Daniel Grou) suivent des rails depuis Les Sept Jours du talion, ses personnages étant toujours vus de haut par un maître Tout-Puissant qui les amène là où Il veut pour illustrer une thèse préétablie, et souvent fort douteuse (du genre « Dieu n’existe pas parce que les avions tombent du ciel », dixit Miraculum). Mais ces rails ont une certaine justification narrative : dans Les Sept Jours du talion, le personnage de Claude Legault se referme sur lui-même et ne voit plus que la vengeance ; dans Miraculum, tous les protagonistes sont dépendants, à l’alcool, au jeu, à la religion ; dans King Dave, David est aussi dépendant au personnage qu’il s’est créé, de même qu’il finit par s’aveugler par un désir de vengeance ; tous ces personnages finissent donc par s’isoler d’un monde trop douloureux, désespéré, ils s’enfoncent dans une dépendance ou une obsession afin de fuir la réalité. En ce sens, la figure des rails s’accorde avec la vision limitée des personnages, mais à suivre de trop près ces perspectives tronquées, défaillantes, ces films finissent par évacuer tous les contrechamps possibles, tout ce qui nous permettrait de réfléchir ces personnages plutôt que de les subir.
 
Un plan-séquence de quatre-vingt-dix minutes était donc une étape logique pour Podz, d’abord parce qu’il poursuit ainsi ce qu’il avait déjà expérimenté dans l’épisode d’ouverture de la saison 2 de 19-2 (qui débutait sur un plan-séquence d’une quinzaine de minutes, tout autant mal conçu d’ailleurs), et ensuite, surtout, parce que cette technique de mise en scène expose, de façon littérale, sa conception myope du cinéma. Et au-delà du fatalisme mentionné, cela n’est pas sans poser d’autres problèmes plus épineux : celui, entre autres, de la reconnaissance de l’existence de l’Autre. Car pour fuir sa peur, David emprunte un rôle de petit gangster, et c’est bien connu, le gangster de cinéma ne jure que par la maxime de « The world is yours » : injurier, voler, tuer, qu’importe puisque le monde t’appartient, fais-en ce que tu veux. Le drame de David, c’est que même s’il sait que cela est faux, il ne peut s’empêcher d’agir selon ce credo, peut-être parce qu’il ne connaît rien d’autre ; pour sortir de cette impasse, ce dont David a besoin, c’est donc de reconnaître la personne qu’il injure, vole ou tue comme un Autre ; mais puisque King Dave ne permet pas le contrechamp, sous prétexte de vouloir représenter la perspective de David, c’est précisément ce que Podz ne peut pas faire (tout comme, dans Les Sept Jours du talion, la pseudo-réflexion sur la torture ne concernait que l’« humanité » bafouée du bourreau, qui perdrait un peu de son âme à chaque sévices infligé, la victime et sa souffrance important peu puisqu’après tout elle était aussi coupable, exclue de la communauté, et par conséquent jamais envisagée comme un Autre qui ferait face à soi).
 
Il aurait pourtant été possible d’intégrer cette image manquante à même le plan-séquence, en établissant un contraste entre ce que David dit et ce que le film nous montre. Le casting, d’ailleurs, aurait dû participer à cet effet de distanciation puisque, contrairement au théâtre, les personnages secondaires sont ici interprétés par divers acteurs plutôt que par Goyette/David. Mais rien de tel, l’image ne fait que redoubler les mots, non seulement parce que David se contente souvent de raconter ce qu’il est en train de faire à l’image (des moments inutiles, comme certaines transitions artificielles qui sont justifiées par des « je ne me rappelle plus comment je me suis rendu là », Podz s’étant obligé à conserver ce qui autrement n’aurait jamais survécu à une table de montage), mais aussi parce que les personnages secondaires sont toujours ramenés aux clichés que David perçoit en eux. Car quand un personnage seul sur scène parle de nigger, avec un mélange de peur et de mépris, le mot garde un certain degré d’abstraction, il ne désigne aucun individu précis, visible, alors il peut caractériser celui qui le prononce plus que celui ou ceux qu’il désigne. Au cinéma, quand le même mot est accompagné de l’image de la personne désignée, ce nigger prend un sens beaucoup plus concret, il risque d’être carrément incarné, donc validé, insufflé de vie, et en général, pour contrecarrer cette expression de mépris, il suffit de répliquer silencieusement avec une image exaltant toute la dignité d’un être humain. Mais puisque Podz veut illustrer le point de vue de son personnage, il ne peut, qu’au mot nigger, apposer une image de ce que serait un nigger ; encore une fois, ce qu’il manque dans ces moments (on pourrait penser aussi à la représentation des femmes, des bitches, évidemment), c’est le contrechamp, un écart entre l’image et la voix, tout ce qui pourrait contrecarrer le mépris de David (cela n’aide pas, non plus, que les problèmes de David soient justifiés par sa peur, et que les Noirs sont toujours présentés comme effectivement et sans nul doute possible effrayants). S’il y a une forme de contrechamp, il existe uniquement dans l’interprétation de Goyette, dans ses propres remises en question, dans son jeu schizophrénique, très impressionnant au demeurant, passant en un instant d’une émotion ressentie au commentaire ironique sur celle-ci — mais encore là, les adresses au spectateur ne créent pas de distance face à David, au contraire, elles produisent un lien privilégié, une manière de comprendre sa douleur à lui, sa détresse, au détriment de celles des autres.
 
Loin d’être la meilleure manière possible d’adapter King Dave, le plan-séquence était peut-être bien celle-là même qu’il fallait écarter, ou au minimum utiliser prudemment, pour éviter le malaise inhérent dans le fait de voir un cinéaste totalitaire mettre en scène la perte de contrôle de son personnage. La mise en marché du film, entièrement axée sur cette soi-disant virtuosité technique, nous l’avait déjà annoncé : on ne trouvera ici aucune modestie, aucune humilité, Podz nous fait la démonstration qu’il peut contrôler la réalité, la pluie et le beau temps, l’horaire des métros et des autobus, pour accomplir son tour de passe-passe. Il nous démontre, donc, qu’il est à l’image de son personnage — ou plutôt, à l’image de l’image à laquelle son personnage aimerait adhérer, c’est-à-dire que Podz ne s’identifie pas à l’humanité de David, mais au monde artificiel dans lequel il aimerait vivre. Alors ce que Podz nous démontre, c’est qu’il croit avoir le monde à sa disposition, qu’il peut le manier à sa guise afin d’arriver à ses fins, mais que contrairement à son personnage, un incapable, lui, Podz, maîtrise sa performance jusqu’au bout, David n’étant qu’un faire-valoir, un pauvre type qu’on fait descendre aux enfers pour lui offrir une petite rédemption au final, afin de justifier toute la grandeur de la mise en scène du cinéaste (ce qui n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, Alejandro González Iñárritu, un autre cinéaste sadique qui exprime sa condescendance envers le monde à coup de plans-séquences vaniteux). Bref, ce que Podz nous confirme, c’est qu’il n’a absolument rien compris à ce qu’il filme, et que cette perspective trop étroite que nous voyons à l’écran, triomphe de la technique, sans once d’humanité, c’est d’abord et avant tout celle du cinéaste.
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Critique publiée le 8 septembre 2016.