Difficile de démêler nos sentiments à la sortie de la projection du dernier
Ghostbusters : à la fois soulagé que ce ne soit pas aussi terrible que le laissait présager cette première bande-annonce honnie, et déçu que ce ne soit pas vraiment meilleur, ce qui aurait aidé, osons-nous croire, à faire taire les mauvaises langues ; à la fois enchanté de retrouver quatre comédiennes à l’écran, dont deux au moins que nous étions déjà prêts à suivre dans n’importe quel projet (Melissa McCarthy et Kristen Wiig), et frustré qu’on ne leur laisse pas plus d’espace pour exprimer leur génie comique ; et peut-être confus, surtout, quant à la manière d’aborder ce film tant il s’est attiré d’animosité (les mauvaises langues en question n’étaient guère enthousiastes envers le casting, pour ceux qui auraient oublié), tant il vient avec son lot d’attentes (être à la hauteur du film original, de son casting, de la cause féministe, ça dépend à qui vous demandez), tant donc le discours autour est devenu plus important que ce que le film lui-même pourrait lui apporter.
Remarquons d’abord, pour démêler certaines choses, qu’annoncer le reboot d’une œuvre culte ayant laissé une trace indélébile dans notre imaginaire populaire entraînera toujours des protestations, et il est fort probable qu’un autre projet, avec quatre nouveaux acteurs masculins, aurait déclenché tout autant la rage des fans de l’original — mais il faudrait être de bien mauvaise foi pour affirmer que cette rage se serait exprimée de la même façon. D’ailleurs,
Ghostbusters (2016) en est bien conscient, il suffit de comparer les deux films : en 1984, nos Ghostbusters devaient prouver la validité de leur entreprise, on les ridiculisait pour leur croyance au paranormal. En 2016, les Ghostbusters nouveau genre doivent encore faire face à cette difficulté, mais en même temps on fait constamment référence à leur sexe : ce sont des
Ghost Girls, disent les médias (ceux de la fiction), ce qui n’a certes pas l’apparence d’une insulte (on les ridiculise parce qu’elles croient aux fantômes, non parce qu’elles sont des femmes), mais on se demande pourquoi il faut absolument spécifier le genre, et pourquoi on n’aurait pas pensé à appeler les Ghostbusters originaux des
Ghost Boy. Bien sûr, cela nous renvoie à la mise en marché du film, au fait qu’on a vilipendé ceux et celles qui osaient faire un remake de
Ghostbusters, en notant bien qu’ils le font
en plus avec des femmes en tête d’affiche (oui, des femmes !) Et puis là on se rappelle ce que pourtant on savait déjà du moment qu’on a déjà été dans une cour d’école, c’est-à-dire qu’il est à peu près impossible d’utiliser le mot « homme » pour insulter autrui, alors qu’il n’est pas trop difficile de trouver des exemples où le mot « femme » cherche à exprimer une faiblesse ou une impuissance… C’est ainsi que l’expression
Ghost Girl dans le film peut être utilisée autant de manière descriptive que péjorative, jusqu’à ce que les protagonistes l’adoptent au final, geste d’affirmation s’il en est un.
Mais pourquoi une réaction si violente au départ ? Est-ce possible que cette prémisse de quatre femmes Ghostbusters soit véritablement critique, d’une manière qui peut effectivement apparaître menaçante pour quelqu’un qui a vécu avec l’original, qui s’identifie de près à ses protagonistes ? Le
Ghostbusters de 1984, rappelons-nous, est un pur produit de l’ère Reagan, au même titre que les gros bras : nos héros, essentiellement des nerds qui ne trouvent pas de soutien financier auprès de l’université et du gouvernement, fondent une entreprise privée pour nettoyer New York de ses fantômes. Leur pire ennemi, au fond, est un fonctionnaire travaillant pour une agence environnementale, qui finit par provoquer une catastrophe que les Ghostbusters doivent réparer. L’État est incapable, seul le secteur privé ou des individus peuvent intervenir, on connaît la recette. Rajoutons la misogynie de ce bon vieux Peter Venkman (Bill Murray), un comportement que le film reconnaît, mais qu’il endosse implicitement en rendant le personnage sympathique, parce que c’est toujours drôle de rire des femmes à travers la distance d’un personnage (auquel on s’identifie, mais passons), et parce que malgré son insistance déplacée, Peter finit quand même par obtenir celle qu’il convoite (c’est la magie du cinéma). Sans oublier que
Ghostbusters (1984) démonise littéralement la femme, qu’elle n’est jamais plus effrayante que lorsqu’elle dit «
i want you inside me » (la sexualité féminine, ça fait peur), et qu’elle est vaincue par la fraternité mâle, par quatre amis croisant les émanations de leur engin (mais il ne fallait pas), un triomphe concrétisé par une substance blanche visqueuse se répandant sur la ville (toute cette imagerie est tellement grossière qu’on est tenté d’y voir de l’ironie).
En 1984 comme en 2016 donc, la fiction reflète la production et la mise en marché du film : Ivan Reitman a sûrement eu quelques difficultés à vendre son concept à l’époque, une curiosité qui inventait un nouveau genre, un univers singulier, et dont personne n’aurait pu prévoir l’immense succès, alors le triomphe des personnages à la fin de
Ghostbusters (1984), c’est aussi celui du film au box-office, et par suite de cette idéologie dans notre culture populaire. Mais ce passé est encore notre présent (nous sommes les enfants de
Ghostbusters), ce qui explique, en partie du moins, le flot de vitriol que la simple annonce du casting du nouveau
Ghostbusters a déchaîné, avant même que le film ne soit en production ; autrement dit, ceux affirmant haut et fort que l’on essaie de « violer leur enfance » par le fait de proposer un tel reboot exagéraient peut-être moins qu’on le pense. Car refaire
Ghostbusters en 2016 avec quatre femmes, n’est-ce pas déjà une manière de rendre visible ce que les hommes prenaient pour acquis en 1984 (et encore aujourd’hui), autant leur liberté de mouvement dans la société que leur « droit » à obtenir la femme désirée comme « récompense » à leurs efforts ? N’est-ce pas ce que met en évidence la réaction virulente envers le reboot et ses artistes, le fait que ces femmes doivent se battre d’autant plus pour justifier leur droit de participer à un film se nommant
Ghostbusters ? Alors que nous sommes ensevelis sous une nostalgie envers les années 80, signe que les enfants des
Ghostbusters ont grandi et répandent, pour ne pas dire imposent, leur vision du monde à travers notre culture, ne devrions-nous pas plutôt saluer l’une des rares œuvres qui ose approcher ce phénomène avec un regard critique ?
En ce sens, l’existence même de ce reboot est peut-être plus importante que sa réussite d’un point de vue artistique. Comme l’écrivait Richard Brody récemment, au
New Yorker, à propos de ce même
Ghostbusters : «
The age of aesthetics in movies is near its end in the studios, and the result is a paradox: even mediocre studio films tend to have multiple dimensions—extra-cinematic, allegorical, metaphorical—that arise from the very corporate, institutional complexity of their production, their baked-in backroom backstory; as a result, even when the viewing experience is dull, the ideas that emerge are fascinating ». Non que ce
Ghostbusters (2016) soit ennuyant, loin de là, mais il s’agit, en gros, ni plus ni moins d’un autre film de Paul Feig, c’est-à-dire quelque chose comme une structure narrative très lousse servant à relier de façon plus ou moins cohérente quelques séquences hilarantes, le tout étant filmé un peu n’importe comment ; ce qui, d’un strict point de vue esthétique, demeure largement inférieur à l’original.
Il faut dire qu’un film de
Paul Feig avec
Melissa McCarthy,
Kristen Wiig,
Leslie Jones et
Kate McKinnon ne vient pas tout à fait avec les mêmes promesses qu’un reboot de
Ghostbusters de format plus conventionnel, dans la mesure où on s’y déplace avant tout pour l’humour, pour l’amitié féminine, le format
Ghostbusters n’étant qu’un canevas plus ou moins secondaire servant de prétexte à la réunion de ces actrices. Le spectacle visuel importe peu, on s’étonne même que Feig ait voulu en faire autant, lors de la finale surtout, un combat épique qui tente de se mesurer autant à l’original, mais on y chercherait longtemps la même inventivité (comment rivaliser avec un kaiju en guimauve ?), qu’aux autres mégaproductions estivales, mais à ce niveau la séquence ne souffre pas de la comparaison (on a les standards qu’on a). Feig faisait donc face à une drôle d’épreuve d’équilibriste : réussir à ressusciter l’esprit de
Bridesmaids tout en ne faisant pas de
Ghostbusters un contexte insignifiant, tremplin arbitraire pour l’humour de ses actrices, c’est-à-dire qu’il lui fallait être à la hauteur de sa prémisse, de sa critique idéologique implicite, pour mettre en valeur son casting. Et c’est là, surtout, où le film s’avère décevant, d’autant plus qu’il en fallait de peu pour que toutes ces attentes soient remplies.
Car outre le
Ghost Girls susmentionné, la fiction reflète consciemment la production du film par une foule de détails, que ce soit, par exemple, par les difficultés qu’éprouvent Erin (Kristen Wiig) à valider son travail auprès de l’université pour laquelle elle travaille, ou par le fait que les Ghostbusters ne puissent pas se payer le luxe d’une caserne désertée pour établir leur quartier central et doivent se rabattre sur un loft délabré au-dessus d’un restaurant chinois, ou par ces commentaires accompagnant un vidéo publié sur YouTube montrant les Ghostbusters au travail («
Ain’t no bitches gonna bust no ghosts »), ou par le fait que les personnages ne choisissent pas elles-mêmes ce nom de Ghostbusters, ce sont les médias d’abord qui les nomment ainsi, ou encore par le méchant de service qu’elles doivent affronter, une caricature de troll sévissant sur le web (un homme ridiculisé dans sa jeunesse voulant épuiser sa rage et prouver sa puissance en empoisonnant la vie des autres), enfant de
Ghostbusters pouvons-nous supposer, ou encore par des notes plus subtiles (et plus rares), quand par exemple ce méchant se lamente d’avoir été incompris, rabaissé et exclus toute sa vie et que Feig coupe à un
reaction shot fort éloquent de Leslie Jones. Au récit reaganien de l’original, triomphe de l’entrepreneuriat et des nerds, un récit évidemment très masculin,
Ghostbusters (2016) substitue ainsi quelque chose comme un récit féministe, triomphe d’un groupe de femmes contre l’adversité du monde à leur égard.
Le problème, c’est que tout cela demeure très anecdotique, Feig n’osant jamais aborder de front le grand sujet devant lui, probablement dans l’espoir de ne pas trop dénaturer l’original. On peut bien reprocher à Reitman son idéologie toxique, comme le fait Brody, mais elle était à tout le moins cohérente, consistante, dans le sens où elle émergeait naturellement de personnages bien écrits réagissant à une situation donnée, les épreuves qu’ils affrontaient permettant de révéler leur caractère. En 2016, il en ressort plutôt un film extrêmement confus, qui peut aussi être lu comme le triomphe reaganien de l’entrepreneuriat et des nerds (féminins) sur un État inefficace, les épreuves qu’affrontent les héroïnes étant essentiellement les mêmes qu’en 1984, mais il y a, ici et là, des traces d’un détournement possible de ce récit.Et ce qu’il manque, avant tout, pour que ce détournement soit effectif, ce sont des personnages, ou une autre manière de mieux mettre en valeur ces actrices (mais traditionnellement, à Hollywood, c’est par la narration qu’on y parvient).
Feig, malheureusement, est à son meilleur quand il n’est pas là, quand il filme comme s’il était surpris du matériel que ces actrices peuvent lui offrir. Dès qu’il s’empare du récit pour l’amener dans une direction précise, ses actrices en souffrent, le scénario ne leur offrant que de piètre réparties, indifférentes à la singularité de l’actrice qui la prononce. Ce n’est pas un hasard si l’esprit comique de Melissa McCarthy a trouvé, jusqu’à maintenant, sa plénitude dans
Bridesmaids et que tous ses films suivants se sont avérés décevants (ceux tournés avec son mari y compris) : c’est parce qu’elle y avait un rôle secondaire, qu’elle n’était pas encombrée par un « récit » quelconque, et qu’elle pouvait ainsi laisser libre cours à son type d’humour si singulier (fondé à la fois sur un langage des plus inventifs dans sa vulgarité prodigieuse et sur un jeu physique d’une intensité disproportionnée, une dépense d’énergie excessive, mais parfaitement calibrée dans ses effets). La majorité de ses films suivants tentent de la ramener dans le droit chemin, de lui faire perdre sa vulgarité et de limiter son mouvement, au point que dans
Ghostbusters elle est pratiquement méconnaissable, sans mordant, ses excès de rage se limitant à deux ou trois répliques sur un bol de soupe. Comme elle n’a rien d’autre à se mettre sous la dent, rien à affirmer à travers son personnage, ce n’est plus un récit d’émancipation qui passe par elle, bien au contraire, elle semble carrément muselée, placée sous surveillance (« tu ne foutras pas le bordel dans notre blockbuster », semble-t-on lui avoir dit).
C’est d’autant plus dommage qu’elle est potentiellement l’actrice la plus subversive du lot, et donc la plus apte à incarner une réplique sévère au
Ghostbusters de 1984 (on imagine avec délice la McCarthy de
Bridesmaids se déchaîner sur le personnage qu’interprète Bill Murray dans le
Ghostbusters de 2016, un sceptique qui accuse les héroïnes de fraude, mais on imagine aussi qu’aucun studio n’aurait osé tourner une telle scène). Il faut alors se tourner vers les autres actrices, mais elles souffrent presque toutes du même traitement (Kristen Wiig a une évolution dramatique plus développée, mais qui avance par à-coups, quand le scénario se rappelle que son personnage existe, et Leslie Jones échappe rarement à une caricature raciale), jusqu’à ce qu’une scène s’étire indûment, au-delà des besoins du récit, et que tout à coup on les retrouve, comme libérées du carcan
Ghostbusters qui les restreint. Mais de même que McCarthy a été révélée par un rôle secondaire, de même que les découvertes comiques de
Spy étaient surtout Rose Byrne et Jason Statham, dans
Ghostbusters (2016) on se rappelle en premier lieu de
Chris Hemsworth en secrétaire idiot et de Kate McKinnon. Cette dernière, en particulier, parce qu’elle joue le personnage le plus schématique, et parce qu’elle en profite pour étaler toutes ses excentricités, sans se soucier de la vraisemblance ou d’une quelconque progression narrative. C’est pourquoi, aussi, elle incarne le personnage le plus abouti, ou du moins le plus personnel, le mieux ajusté à sa personnalité, et celle qui passe le plus près de faire dérailler la structure
Ghostbusters comme il se devrait, à coups de grimaces et de postures ponctuant les scènes par des touches d’absurdité bienvenue.
Il est vrai que l’humour fonctionne généralement malgré tout, qu’il y a deux ou trois scènes franchement hilarantes, et que comme dans
Bridesmaids l’amitié entre les actrices est évidente, leur compagnie nous est agréable, ce qui, somme toute, est déjà beaucoup. Mais on aurait voulu beaucoup plus, trop sans doute – cela dit, d’ailleurs, de la part d’un enfant des
Ghostbusters n’ayant jamais renié son affection pour ce père, et qui s’attendait non pas à retrouver l’esprit de l’original, mais bien à retrouver l’esprit de ces quatre actrices. Puisque toute émancipation passe avant tout par une affirmation de soi, par un homme ou une femme agissant avec conviction, autrement dit par une star, il faut donner aux stars l’occasion de briller, en les plaçant dans une situation qui éprouve leur conviction, ce en quoi elles croient. Mais en quoi croient McCarthy, ou les autres Ghostbusters ? Au paranormal, et c’est tout, alors leur triomphe, au final, n’a rien d’un triomphe personnel (on ne connaît rien de leurs vies intimes), même si, implicitement, en démontrant leur efficacité au boulot, elles démontrent que nous avons besoin de femmes à Hollywood pour chasser les fantômes (nous avons besoin des
Ghost Girl). Quand nous disons qu’il manque de personnages, ce qu’il manque, c’est une manière de lier cette victoire sociale, publique, à une victoire personnelle ; une manière, donc, d’exprimer le caractère singulier de ces femmes à travers leur travail d’actrice, pour que leur victoire leur appartienne bel et bien, plutôt que d’apparaître comme le produit des forces du commerce, comme un blockbuster qui espérait rentabiliser notre nostalgie, avec une petite variation pour donner apparence de nouveauté ; bref, ce qu’il manque, c’est une politique des actrices, comme autrefois on parlait d’une politique des auteurs, et comme on a pu écrire une politique des acteurs.
Dit ainsi, cela paraît bien négatif, mais il faut se rappeler que les blockbusters n’exaltent plus la singularité de leurs créateurs depuis bien longtemps, et qu’en ce sens
Ghostbusters ne diffère pas de la norme actuelle. Seulement, puisqu’il y avait là tout un potentiel subversif, on avait envie de croire que la présence de ces quatre femmes puisse chambouler jusqu’à la structure du blockbuster, son esthétique, pour nous proposer quelque chose d’autre que la norme (la vraie question serait : l’esthétique hollywoodienne est-elle essentiellement patriarcale, ou est-elle assez souple pour autoriser une autre sorte d’idéologie ?) Il est évident que c’était trop espérer, mais en attendant, comme nous n’en sommes plus à l’ère esthétique, on ne s’empêchera pas de célébrer la politique salutaire avancée par
Ghostbusters (2016), même si c’est fait de manière trop timide, approximative.