Un ourson, un faisant, un chiot, un singe, tous vêtus de l’uniforme de la marine japonaise, retournent au bercail. On les avait déjà vus à l’œuvre dans
Momotaro, Sea Eagle, alors qu’ils venaient d’attaquer l’Île du Diable, château fort américain du Pacifique (pour ne pas dire Pearl Harbor) et étaient rentrés à la base sans subir la moindre perte animale. Le moyen-métrage sorti en 1943 avait fait connaître Mitsuyo Seo, animateur maison à la Shochiku qui, devant le succès de ce premier film, se fit rapidement proposer d’en réaliser la suite, largement considérée comme le premier long-métrage d’animation japonais et qui plus est un document absolument incontournable sur la Guerre du Pacifique.
Toute la beauté de
Momotaro,
Sacred Sailors, toute sa richesse, repose sur la qualité phénoménale de son animation et des multiples lectures qui en découlent, car loin d’être le bloc de propagande monolithique qu’on pourrait imaginer, le simple fait qu’il s’agisse d’une suite, et d’une suite qui débute par la rentrée dans leur village des soldats, complexifie bellement sa nature. Ceux qui ont mené la première offensive contre les Américains livrent donc le récit du combat devant les yeux émerveillés des animaux les plus jeunes. Plongé dans un rêve patriotique, l’un de ceux-ci s’approprie le béret d’un soldat et, jouant sur le bord d’une rivière dont le reflet lui renvoie ses espoirs militaires, tombe dans le cours d’eau, nécessitant l’effort collectif du village pour lui sauver la vie.
À l’image des films d’animation destinés aux enfants des années 30 au Japon (tels que
The Monkey Masamune de Yasuji Murata [1930],
Chinkoroheibei and the Treasure Box de Noburo Ofuji [1936] ou
Benkei vs. Ushikawa de Kenzo Masaoka [1939]), la morale de ce
Sacred Sailors consiste à répéter à la vue et aux oreilles d’un jeune public qu’il n’y a rien de plus japonais que l’oubli de soi au profit du travail d’équipe et, plus encore, que ce travail (qu’il soit guerrier ou industriel, comme dans les deux films de Seo) est plus facile lorsqu’il est mené en groupe, surtout lorsqu'il est question de repousser un envahisseur. D’heureux singes le chantent et le dansent tandis que des tamias rayés déroulent les tentes qui abriteront les nouvelles recrues. S’en suivent les premiers entraînements et les multiples formations des jeunes animaux sous la tutelle de Momotaro, un jeune garçon arrivé des contes japonais de l’ère Edo, vedette du précédent film de Seo et de nombreux documents de la propagande nippone à destination des enfants. Déjà là, le recours à une figure guerrière héritée du temps révolu du shogunat détonne avec la représentation des animaux et de leur vie harmonieuse, plus alignée sur le Japon de la restoration Meiji et du retour aux cultes Shinto. Plus littéralement, il s'agit de montrer comment cette vieille âme guerrière de la nation peut revenir en temps troubles et redresser les corps rondelets d'une vie holistique. On retrouve alors dans
Sacred Sailors les grandes contradictions internes entre le pouvoir traditionnel du trône et le militarisme enragé des généraux qui ont mené le Japon à la guerre.
En effet, la figure de Momotaro, la seule humaine parmi les forces japonaises représentées (tandis que l’ennemi est un adulte européen aux membres flasques, vibrant de toute sa couardise), apprend aux animaux à marcher droit et c’est sous sa tutelle que toutes les espèces participeront à l’effort de guerre. Que les animaux aient tous une façon différente d’y participer, usant de leurs particularités biologiques pour s’acquitter de tâches en particulier (comme le cerf qui tient une bobine de fil entre ses bois pour faire office de corde à linge) renforce cette adéquation entre les corps des jeunes et leur fonction dans l’armée, chacun, à l’instar des nouvelles recrues, exerçant à la hauteur de ses propres capacités son apport au combat. Du délire propagandiste, on passe ainsi facilement à la magie disnéenne (le Ministère de la Marine avait projeté
Fantasia à Seo pour qu’il s’en inspire) qui trouve sur les corps des animaux des outils et des machines pour anthropomorphiser le corps
et sa fonction dans un système plus large (celui du conte et des mœurs chez Disney, celui de l’armée et de la nation chez Seo). Le cinéaste s’intéresse beaucoup plus à la cohabitation des espèces les unes avec les autres, assises à apprendre les caractères hiragana dans une comptine qui demeurera longtemps célèbre au Japon, qu’à en faire les vaillants soldats que l’appareil de guerre japonais attendait.
Il ne faudrait donc surtout pas s’arrêter aux séquences les plus politisées du film (qui incluent tout de même une belle leçon sur le colonialisme européen dans les archipels du Pacifique, dans une scène dont le dispositif rappelle celui du théâtre d’ombres) et n’en garder qu’un souvenir bizarre de propagande relativement édentée. Au contraire, Seo fait preuve d’une nette insistance à montrer les fruits du travail collectif et d’une forme de vivre ensemble maintenue au nom de la paix (« La guerre, c’est la paix », écrivait Orwell et son assertion résonne sur toute la durée de
Sacred Sailors). Car comme l’avait interprété Osamu Tezuka, père du manga moderne qui avait été touché à la vue de
Sacred Sailors en 1945 (à l’âge de 17 ans) au point de vouloir faire carrière dans l’animation, le film de Seo est avant tout une magnifique fable humaniste réalisée en temps de guerre, où le héros demeure la collectivité soudée. Preuve si elle en est une de ses penchants socialistes, Seo avait déjà été arrêté par le gouvernement en 1931 alors qu’il était membre de l’association Prokino, La ligue japonaise du cinéma prolétarien, association de jeunes cinéastes qui commencèrent à tourner à la fin des années 20 des films amateurs radicaux avec des caméras-jouets 9,5 mm.
Cet humanisme, plus ou moins dissimulé sous des pointes de propagande grossières, est aussi le fait de quelques détails évocateurs, comme dans ce gros plan de
Sea Eagles, complètement improbable et d’une empathie émouvante, où Seo met l’emphase sur la main moite d’un petit singe s’essuyant contre son pantalon avant de prendre place dans son chasseur Zéro. C’est la même chose ici quand un autre, face aux aigrettes de pissenlits qui volent devant lui, se rappelle le bruit des bombes qui sifflent et le bourdonnement des sirènes préventives. À la limite, la figure du film la moins attrayante demeure celle de Momotaro lui-même, sérieux comme un soldat (après tout, il fait office de modèle de responsabilité en devenir), criant ses ordres avant que ses troupes ne s’embarquent pour l’enfer de la guerre. Or malgré les apparences, ce n’est jamais à Momotaro qu’on nous demande de nous identifier, mais bien aux animaux, vaillants engrenages d’une situation qui les dépasse à un point tel qu’on ne peut qu’y lire, avec le recul télescopé des années, une critique (ou à tout le moins une forme d’inquiétude) face à leur crasse instrumentalisation.
Les images idylliques deviennent des plans apocalyptiques, bien loin des oisillons à l’animation moelleuse du début du film. Face à eux, un ennemi invisible, représenté par des canons plutôt que par des drapeaux, avec des défauts qui ne sont pas raciaux mais tout à fait caractériels. Car si les Japonais gagnent la bataille, ce n’est pas grâce à une forme de supériorité arbitraire, de culture ou de nation, mais bien parce que les soldats ennemis, à l’image de leur jeu de cartes qui vole en éclats lors de l’attaque et qui révèle sous une apparente uniformité une hétérogénéité fondamentale, n’auraient pas le cœur à l’unisson comme les sujets de l'Empereur.
En parallèle à cette scène de reddition (où l’on compte parmi les prisonniers une curieuse apparition de Popeye qui échappe au sol sa conserve d’épinards), les enfants jouent à sauter en parachute sur un immense dessin de l’Amérique, indiquant bien là les intentions à venir de l’armée. Et si cette finale nous rappelle bien entendu les relents propagandistes du film, il serait encore une fois malhonnête de n’en retenir que ce paysage mental un peu tordu (et au fond pas plus tordu que ne le sont les magnifiques films de propagande de Capra et de Ford, réalisés à la même époque), car la plus grande beauté de
Sacred Sailors déborde facilement de son contexte particulier. À force de lignes arrondies et de comptines entonnées dans les champs, c’est une certaine idée de l’harmonie humaine, calquée sur celle de la Nature, qui nous est livrée par Seo. Une idée disant que si la guerre, c’est la paix, c’est parce l’une comme l’autre nécessite des efforts colossaux et que face à ceux-ci il n’y a guère d’autre avenue que l’unité et la fraternité. Comme pour dire enfin que la guerre peut être aussi simple que la paix et que ses signes peuvent toujours être recouverts par l’autre.